The Conversation : "Quand un chercheur vit l’expérience DAU. Conversation avec Joël Chevrier, physicien"

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Image extraite de l'un des films présentés dans le cadre de DAU. © Jigsaw
Image extraite de l'un des films présentés dans le cadre de DAU. © Jigsaw
Tandis que "DAU" a quitté Paris et s’apprête à investir un lieu londonien, The Conversation donne la parole à Joël Chevrier, physicien qui a vécu l’expérience et accepté de nous la raconter.

À l’origine du projet DAU se trouve un cinéaste : Ilya Khrzhanovsky. Ce réalisateur russe quadragénaire décide en 2009 de reconstituer un institut scientifique en Ukraine qui se veut identique à un institut de l’époque soviétique, et dans lequel le célèbre physicien Lev Landau (DAU est un diminutif de son nom) a travaillé.

Il réunit dans ce lieu plusieurs centaines de personnes, comme autant d’acteurs ou de figurants, qui pourtant n’ont pas de texte et ne reçoivent pas de directives particulières. Ils doivent simplement vivre là, dans un environnement strict et régulé dans des conditions semblables à celles de l’époque soviétique, pour contribuer à rendre plus crédible cette fiction sur la vie de Landau qui est tournée comme une télé-réalité. On y paie en roubles, il n’y a évidemment pas de portables. Les participants peuvent partir quand ils le souhaitent, mais ils acceptent d’être filmés à tout moment. Chacun garde son métier d’origine. Il en résultera trois ans plus tard 700 heures de pellicule, 13 longs-métrages et une foule de documentaires.

Ces images ont été au cœur du dispositif DAU : elles étaient projetées, par séquences plus ou moins longues, en différents lieux des théâtres de la Ville et du Châtelet en travaux, à différents horaires. Mais DAU se voulait aussi une immersion dans une URSS reconstituée, fantasmée, mise en scène.

À Paris, l’expérience DAU a duré trois semaines, du 24 janvier au 17 février ; les lieux étaient accessibles 24h/24. On y entrait grâce à un visa fabriqué spécialement pour l’occasion et après avoir rempli un questionnaire psychométrique dont les réponses étaient censées guider votre visite.

Le dispositif relevait aussi bien du théâtre, de l’installation, du happening que de l’exposition d’art contemporain – sans parler du marketing monstre qui a accompagné l’événement. Cette expérience unique en son genre, déroutante et très controversée a fait couler beaucoup d’encre – notamment en raison des conditions de tournage des films et des sources de financement du projet. Il s’agissait cependant d’un événement totalement inédit dans sa forme et dans ses intentions, et tandis que DAU a quitté Paris et s’apprête à investir un lieu londonien, The Conversation donne la parole à Joël Chevrier, professeur de physique à l’Université Grenoble Alpes et professeur en délégation à l’Université Paris Descartes (CRI Paris) qui a vécu l’expérience le 14 février dernier et accepté de nous la raconter.

Joël Chevrier juste avant son immersion, le 14 février 2019. S. Zannad pour The Conversation France


The Conversation : Combien de temps avez-vous passé au sein du dispositif DAU ? Avez-vous visité plusieurs sites ?

Joël Chevrier : C’est probablement un record personnel. Je ne suis jamais resté aussi longtemps dans un théâtre : j’imagine que j’ai dû y passer 8 ou 9 heures au total, dont une bonne partie de la nuit ! Je suis passé du Théâtre du Châtelet au Théâtre de la Ville en plusieurs aller-retour. Ces brèves incursions dans le Paris connecté d’aujourd’hui – entre deux immersions dans l’un des théâtres – m’ont fait vivre DAU comme un îlot fantasmé et démesuré de vie en Union soviétique, planté au beau milieu du Paris du XXIe siècle, à partir de la figure mythifiée d’un des plus grands scientifiques du XXe siècle, Lev Landau.

The Conversation : Avez-vous été dérouté et si oui, par quoi ?

J.C. : Bien sûr, mais j’ai surtout été sidéré. Dérouté car même si des souvenirs très forts remontaient des années de ma jeunesse, celles de la guerre froide, celles de l’angoissant « paix impossible, guerre improbable » de Raymond Aron, je n’ai jamais mis les pieds en Russie, ni avant ni après 1989. Donc l’incertitude demeure pour moi quant à la teneur de ce qui est montré même si le volume énorme des films accessibles montre le souci d’une reconstitution précise.

Immergé physiquement dans DAU, j’ai toujours gardé une réserve et ne me suis pas laissé submerger par l’événement, malgré sa démesure.

The Conversation : Quelle a été l’influence de votre « filtre » universitaire sur vos choix au sein du dispositif ?

J.C. : Cette influence est énorme dans mon cas, je ne peux y échapper. En fait, je me demande quel était l’état d’esprit des autres participants à la sortie de cette immersion dans DAU. Je suis un physicien grenoblois de 60 ans : c’était vraiment tout un pan de mon passé qui remontait à grande vitesse sans crier gare, ce qui est en soi assez sidérant.

The Conversation : Qu’en est-il vis-à-vis de votre connaissance de la vie et de l’œuvre de Lev Landau, et de la collusion entre politiques et scientifiques à l’ère soviétique ? L’image des physiciens telle qu’elle est restituée par les « acteurs » vous a-t-elle semblé juste ?

J.C. : « DAU » est en effet le diminutif de Lev Landau. Ce physicien de génie a reçu le prix Nobel de physique en 1962, pour la théorie de la superfluidité de l’hélium à très basse température. Grenoble est marqué par la physique des très basses températures depuis pratiquement les années Landau. Aujourd’hui, l’Institut Néel, au cœur de cette physique des basses températures, a une des plus grosses productions d’hélium liquide, dédiée à la recherche fondamentale. Ma formation de physicien dans les années 80 fut marquée par des professeurs qui ne juraient que par les livres de Landau. Bon marché, édités directement en français par les éditions russes Mir, ils représentaient un bon mètre de physique théorique sur une étagère. La concision exceptionnelle de son écriture conduisait à des exégèses sans fin. Pour le jeune étudiant venu de Valence, immergé dans cette communauté déjà très cosmopolite de physiciens à Grenoble, en lien intellectuel fort avec ces scientifiques qui travaillaient « de l’autre côté », c’était une ouverture incroyable et une approche originale du monde soviétique. Mon « concurrent » au cours de mes années de thèse travaillait sur la supraconductivité à Chernogolovska, où se trouve le Landau Institute for Theoretical Physics.

Si on sait chercher dans les rushes des films présentés – ce qui n’est pas si facile – on retrouve le cœur de la collaboration entre les scientifiques des deux blocs fondé sur des échanges évidents et universels malgré la barrière des langues. La recherche scientifique – notamment en physique – a été une priorité stratégique des deux blocs : cela ressort fortement du dispositif, et c’est ce qui fonde le projet DAU à mes yeux, mais seulement si on prend le temps et si on a les clés pour aller le chercher. Mais franchement, si cette vision de la science se trouve accessible dans les films, on ne peut pas y voir une pédagogie. Comme dans les livres de Landau, c’est là si vous savez le lire !

The Conversation : Quelles ont été vos expériences les plus « marquantes » au cours de cette visite ?

J.C. : Je garde le souvenir d’avoir déambulé sans fin dans des escaliers vides à la recherche d’un évènement annoncé sur des panneaux semblables à ceux qui annoncent les départs et les arrivées des trains dans les gares. On a beaucoup marché dans DAU. Ces dédales absurdes dans les tréfonds des deux théâtres m’ont fait pester par moments… j’ai finalement compris que je me faisais balader, au sens propre et au sens figuré.

Enfin, suivre une conférence en russe, sans traduction, intitulée « physique théorique » devant un tableau noir sur lequel sera vaguement tracé un nuage de points encadré par deux axes ne m’aura finalement pas paru si absurde.

Mais j’ai passé l’essentiel de mon temps confiné dans de petites cabines individuelles à visionner les rushes des films qui montraient des physiciens plongés dans de longues discussions. Notamment une étonnante conversation à travers le temps entre le physicien Carlo Rovelli – né en 1956 – et Lev Landau.

The Conversation :Comment avez-vous reçu les films ou extraits de films visionnés ?

J.C. : J’ai lu après ma visite, l’article du Monde intitulé « À Paris, DAU sème le trouble et les roubles ». DAU est un projet protéiforme. On y trouve ce que l’on y cherche, voire ce que l’on y apporte. En tous cas, pour moi, ce fut le cas. Il était difficile d’échapper à la vision de scènes pornographiques et/ou violentes, mais je n’ai rien vu d’insoutenable ou d’inacceptable. Focalisé sur mes propres questions, j’ai donc dû rater les scènes de film dénoncées pour leur violence et leur brutalité – à juste titre si j’en crois les descriptions. DAU vous manipule par sa démesure.

The Conversation : Pour vous, de quoi relève DAU : du théâtre, de l’exposition, de la projection scénarisée de films, de l’expérience sociale, du simple marketing, d’une forme d’expression déjà vue/connue dans l’art contemporain, du pur divertissement ?

J.C. : DAU joue de tout cela pour embarquer le visiteur et lui faire perdre pied. De ce point de vue, c’est très réussi. J’en retiens la reconstruction d’un monde confiné autour du projet politique soviétique au beau milieu Paris du XXIe siècle, avec la vie qui ne se laisse pas faire et qui fouille toutes les failles, toutes les faiblesses de ce carcan. C’est aussi une sorte de mememto mori, car cette période est en passe de disparaître, bien trop vite, dans les oubliettes de la mémoire collective.

The Conversation : Le dispositif immersif donne-t-il des clés de compréhension des films ? Et inversement ?

J.C. : Non. Je ne le pense pas. Et c’est sûrement volontaire. Le titre cryptique de l’événement en est la preuve. Aujourd’hui, Landau est un parfait inconnu. Ce n’est une référence pour personne, sinon pour les physiciens. Comprendre ce titre, DAU, est impossible. Pas de visage célèbre, pas de nom identifiable. Dès le titre, on se fait avoir. Et cela se voit aussi dans l’extrême diversité des réactions. D’après le Monde, « Hanna Schygulla, pourtant enthousiasmée par le projet, est sortie de la projection du film Natasha : “Je ne voulais pas voir cette femme, Natasha, torturée par le KGB.” », car elle ne pouvait s’empêcher de voir une femme vraiment torturée.

Agnès Hurstel (27 ans), dans sa chronique sur France Inter, fait une description de l’événement sans aucune référence ni au titre DAU et donc à Landau, ni même à l’union soviétique. Elle souligne des aspects « trash » de l’expérience, mais avec légèreté. DAU est aussi fabriqué pour être transparent et traversé ainsi : sans rien voir. Comment expliquer que j’ai vécu une expérience complètement différente ? Probablement à cause de mon âge et de ma connaissance de la physique.

En 1962, Landau disparaissait. En 1961, la Tsar Bomba, bombe à hydrogène d’environ 50 mégatonnes (plus de 3 000 fois l’énergie de la bombe sur Hiroshima), explosait dans l’atmosphère au-dessus de l’arctique russe. DAU tente brutalement de nous immerger dans cette époque qui a disparu de tous les écrans aujourd’hui, alors que l’existence de l’URSS a surdéterminé la vision du monde de tous pendant des décennies.


The Conversation : Les films projetés ont-ils fait écho à d’autres expériences ?

J.C. : En tant qu’étudiant dans les années 80, j’ai découvert Landau quand la lecture, le cinéma, mes camarades, dans un étonnant effet miroir, me parlaient simultanément du projet Manhattan qui a conduit à la fabrication de la première bombe atomique, avec ses figures mythiques qui ont aussi produit la physique que j’apprenais : Oppenheimer, Fermi, Feynmann… DAU m’a replongé dans cette atmosphère.

The Conversation : Est-ce finalement une expérience marquante pour vous ?

J.C. : DAU est un projet artistique qui cherche manifestement à produire une reconstitution historique détaillée. Il m’a marqué par cette volonté d’aborder de front et sans concession un huis clos construit sur l’intrication d’une vision scientifique universelle, objective et extrêmement exigeante, d’une volonté politique de plier rationnellement l’humanité à une idéologie totalitaire, mais aussi de la force des émotions, voire de leur violence incontrôlée, entre les hommes et les femmes, à l’image d’une vie brutalisée, souffrante et humiliée qui sourd, malgré tout sans relâche, dans les moindres interstices disponibles.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le7 mars 2019
Mis à jour le11 mars 2019