"Notre alimentation nous relie au monde, à l'autre."

Entretien avec Jean-Baptiste André
Société Article
Jean-Baptiste André dans sa cuisine
Jean-Baptiste André dans sa cuisine
Né dans une famille cultivant la bonne chère, cuisinier de formation, Jean-Baptiste André est étudiant en master Philosophie pratique. Il y a six ans, alors qu’il prépare un baccalauréat technologique hôtelier, il fait la rencontre d’un professeur de philosophie captivant qui lui donne le goût de la réflexion analytique et le pousse à poursuivre ses études à l’université. Il est rapidement rattrapé par ses premières amours qui deviennent son objet d’étude. Dès lors, il tricote ses deux passions : il cuisine la philosophie et pense la cuisine.

Les directives de santé publique, les scandales sanitaires, mais aussi l'urgence écologique n'ont fait que resserrer l'attention autour de nos assiettes. Est-ce qu'aujourd’hui, plus que jamais, l'Homme se définit par ce qu'il mange ?

Jean-Baptiste André Jean-Anthelme de Brillat-Savarin, un des premiers penseurs des plaisirs de la table, prétendait "Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es". Je pense effectivement que l'on projette beaucoup de nous dans nos assiettes, mais ce qui a changé aujourd'hui c’est que l'on a conscience que ce qu'on mange nous définit. Dans le passé, la préoccupation relative à l'alimentation était très différente, on parlait d'un souci de soi. Pierre Bourdieu esquisse bien cette idée avec le concept d'"alimentation sociale". Chaque type d'alimentation visait une certaine catégorie de la société et était directement lié à la contrainte physique des professions. Aujourd'hui, on est dans un souci de soi, mais également de l'autre et du monde qui nous entoure. On se soucie de ce que l'autre voit de nous. Notre alimentation nous relie au monde, à l'autre. Elle transmet un message éthique, politique et explique comment nous contribuons au renouvellement de l'autre, à sa stabilité. Manger, c'est adhérer, se définir.

Les scientifiques travaillent à développer une alimentation rationnalisée basée sur nos besoins nutritionnels. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

J.-B. A. Si la science propose des modes d'alimentation rationnels, peut-on pour autant assurer que cette production est morale ? Il faut renvoyer la science aux questions philosophiques que sont le bien et le mal. On peut par exemple s'interroger sur la validité éthique d'une fusion comme celle des multinationales Bayer et Monsanto qui contrôlent ainsi toute la chaîne agricole avec la liberté d'agir au détriment de la biodiversité et de la santé des populations. Le frein à l'innovation scientifique est aussi d'ordre anthropologique et social. La cuisine est en effet bien davantage qu'une pratique quotidienne et nutritive qui comblerait simplement un besoin. En mangeant, nous incorporons certes des nutriments, mais nous expérimentons aussi des perceptions sensibles, nous donnons sens aux assiettes que nous dégustons. Dans nos assiettes, nous définissons chaque jour notre identité en élargissant notre rapport au monde.

On entre dans une ère de médicalisation de l'aliment. Ne risque-t-on pas de perdre la dimension de plaisir ?

J.-B. A. Emmanuel Kant, qui a un peu réfléchi sur le goût gustatif, expliquait que quelle que soit l'expérience que l'on fait à table, c'est notre palais qui donne son jugement final. En substance, ce qu'on retiendra c'est si c'était bon ou non ! Je pense qu'aujourd’hui même si nous oscillons entre souci de plaisir et souci de santé, le plaisir reste une dimension centrale de nos existences. La difficulté étant de se libérer du sentiment de culpabilité engendré par une politique sanitaire moralisante, de ne pas se sentir jugé lorsque l'on fait des choix alimentaires qui ne correspondent pas complètement à un idéal d'alimentation "saine". Prendre plaisir à manger sain est alors un enjeu majeur, notamment au regard de la richesse de la culture et du patrimoine culinaire français. Ce que je mange me procure de la satisfaction parce que c'est bon au goût, mais aussi parce c'est bon pour l'environnement et pour mon altérité. Cette double dimension du plaisir regroupant plaisir sensible et plaisir engagé fait de nous un "sentant-senti" pour reprendre l'image de Maurice Merleau-Ponty.
Publié le8 mars 2017
Mis à jour le7 mars 2017