Les manifestations Charlie Hebdo étaient-elles anti-musulmans ?

Société Article
A Brest, le 11 janvier 2015 © Photograpix / Flickr, CC BY
A Brest, le 11 janvier 2015 © Photograpix / Flickr, CC BY
Suite aux attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, les 7 et 9 janvier 2015, plus de 4 millions de personnes se sont rassemblées dans les rues de France pour exprimer leur soutien aux victimes et à la liberté d’expression. Sur le moment, l’immense majorité des personnes ayant participé à ces rassemblements a explicitement insisté sur le fait qu’elle ne manifestait en aucun cas contre les musulmans. Assez vite, cependant, certains auteurs, comme l’historien et anthropologue Emmanuel Todd (2015) dans son livre Qui est Charlie ?, ont remis en question les motivations sous-jacentes des manifestants.
Charlie, comme Maastricht, fonctionne sur deux modes, l’un conscient et positif, libéral et égalitaire, républicain, l’autre inconscient et négatif, autoritaire et inégalitaire, qui domine et exclut. (Emmanuel Todd, 2015)


Selon Todd, ces manifestants auraient arboré publiquement des attitudes antiracistes, mais seraient en réalité mus par des motivations xénophobes – latentes ou inconscientes. L’argument central mis en avant par Todd a consisté à démontrer que les participants aux manifestations Charlie ont été plus nombreux dans les villes ou territoires qu’il qualifie de "catholiques zombies". Ces territoires se distingueraient par une empreinte catholique ancrée plus fortement et n’ayant été abandonnée que récemment, laissant un vide idéologique à la recherche d’un ennemi structurant, à savoir l’islam. C’est ce vide idéologique qui, poursuit Todd, serait à l’origine de l’émergence de ces motivations plus ou moins inconscientes et anti-islam.

Les travaux de Todd, cependant, n’apportent pas de réelles mesures de ces motivations "latentes ou inconscientes". C’est ici que l’apport de la psychologie sociale peut être important, car cette discipline s’est depuis des décennies spécialisée dans la mesure de ce type de motivations. Le but de notre étude a donc été d’utiliser l’une de ces mesures pour mettre à l’épreuve l’hypothèse de Todd.
 

Mesurer les préjugés implicites

C’est l’un des apports de la psychologie sociale d’avoir défendu l’idée que, très souvent, les individus ne veulent pas (parce que c’est mal vu socialement), ou ne peuvent pas (parce qu’ils n’en sont pas nécessairement conscients), reconnaître leurs préjugés spontanés à l’égard des groupes sociaux. C’est ce que les psychologues sociaux qualifient de préjugés implicites.

Place de la République, à Paris. Olivier Ortelpa/Flickr, CC BY


Cette idée les a amenés à développer des outils informatisés comme, par exemple, le plus célèbre d’entre eux : l’Implicit Association Test (pour Test d’association implicite, nous utiliserons ici l’acronyme le plus courant, à savoir IAT). L’IAT permet d’évaluer, grâce à des temps de réponse (et non des réponses plus contrôlées sur un questionnaire), dans quelle mesure les individus associent spontanément (certains diront automatiquement) les membres d’un groupe à des mots positifs et les membres d’un autre groupe à des mots négatifs.

Le but de notre étude a donc été d’utiliser l’IAT pour tester l’idée selon laquelle les villes ayant le plus manifesté auraient, comme Todd le propose, des niveaux de préjugés implicites supérieurs à celles ayant le moins manifesté. Pour ce faire, nous avons pu avoir accès à la base de données "Projet implicite" de l’Université de Harvard, qui propose une plateforme en ligne gratuite permettant à tout un chacun d’utiliser l’IAT.

Grâce à cet outil, nous avons calculé un score moyen à l’IAT Français/Magrébins (cet IAT mesure les préjugés implicites vis-à-vis des Maghrébins) par ville en utilisant les observations recueillies (auprès de 4000 personnes) depuis la création de sa version française en 2007 jusqu’à la fin de l’année 2014, c’est-à-dire avant les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. Afin d’évaluer le niveau de participation aux manifestations du 11 janvier 2015, et conformément à la procédure utilisée par Todd dans son ouvrage, nous avons calculé un taux de participation sur la base des estimations fournies par les autorités.

Préjugés et mobilisation

Les résultats de notre étude font ressortir que, contrairement à l’hypothèse de Todd, les villes ayant les niveaux moyens de préjugés implicites les plus forts sont celles qui ont participé le moins aux manifestations Charlie Hebdo. Ainsi, ces résultats contredisent l’idée que les habitants des villes ayant beaucoup manifesté l’auraient fait parce qu’il existe une culture anti-musulmans dans ces territoires. À titre d’exemple, on peut voir dans la figure ci-dessous que des villes comme Grenoble, Rennes ou Rodez ont beaucoup manifesté alors que leurs niveaux de préjugés implicites sont relativement faibles.

En outre, comme le travail de Todd repose sur le présupposé selon lequel les territoires catholiques zombies (à forte empreinte catholique) seraient plus anti-musulmans, nous avons également cherché à voir si les villes de ce type faisaient montre de forts niveaux de préjugés implicites. Là encore, nos résultats ne permettent pas d’accréditer cette idée : les villes à forte empreinte catholique (selon la classification de Todd) ne se distinguent pas sur leur niveau de préjugés implicites.

La psychologie sociale a été à l’avant-garde des études montrant que les gens sont souvent peu disposés ou incapables d’exprimer leurs préjugés contre d’autres groupes. Il reste qu’en période de grande difficulté, où les conflits entre groupes ethniques peuvent être tempérés ou, au contraire, exacerbés par la manière dont le comportement d’autrui est interprété, il nous semble périlleux de prétendre – sans mesure directe – qu’un grand nombre de Français sont descendus dans la rue mus par une animosité envers une partie de leurs concitoyens.

Notre étude tend à démontrer que cette conclusion était prématurée, voire inverse à la réalité. Ainsi, "Charlie" était peut-être catholique zombie, mais il n’était pas l’ennemi de ses concitoyens musulmans.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Publié le10 janvier 2017
Mis à jour le8 février 2017