Réapprendre à s’étonner et à innover avec le design thinking
Dans la méthode du design thinking, le travail de compréhension, d’observation, d’exploration et de production d’« insights » est au cœur de la démarche. Les phases de « compréhension » (Empathize) et « d’observation » (Define) sont inter-reliées, elles s’alimentent et se complètent pour fournir un ensemble d’insights susceptibles d’alimenter la phase d’idéation (Ideate).
Pour la Hasso Plattner (Institut de design de Stanford), l’empathie, faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui et de percevoir ce qu’il ressent, est le pilier du design thinking. Centrée sur l’humain, elle offre la possibilité d’identifier des insights de ce que les individus pensent, ressentent et expérimentent. Mais selon la Hasso Plattner, l’identification de ces insights est difficile et dans tous les cas toujours plus difficile que ce que les individus imaginent.
Nos esprits traitent un grand nombre d’informations qui sont, dès le moment de leur perception, filtrées et mises en ordre selon nos dispositions personnelles et socialisées, et les situations d’action dans lesquelles elles sont inscrites. L’empathie seule n’est donc pas suffisante car porteuse de nos orientations individuelles, sociales et culturelles. Il convient donc de réapprendre à porter un regard différent mais complémentaire sur ce qui nous entoure.
Dans le cadre d’un projet d’innovation (Promising, Le Labo des possibles) nous avons couplé une activité de veille stratégique et d’étude sociologique afin d’être en capacité d’identifier des insights et d’alimenter différemment une démarche de design thinking.
Identifier les « bruits de fond » qui cadrent les représentations et les actions
Lors d’une démarche d’innovation, il est important de définir soigneusement une situation initiale avant de pouvoir caractériser ce que l’innovation introduit de nouveau.
Toute enquête débute donc par une série d’étapes de problématisation et de contextualisation.
Il s’agit de faire le point sur les façons dont on aborde soi-même un problème d’innovation, mais aussi sur les façons dont les autres acteurs se posent, ou ne se posent pas ce problème. Ces investigations sociologiques commencent par un travail de repérage des « arènes » sociales dans lesquels sont débattus les problèmes sociotechniques, ou par la conduite de séries d’entretiens pour tenter de mieux comprendre ce qui fait question dans un contexte d’innovation.
Ne pouvant identifier les parties prenantes de manière exhaustive, il convient de repérer celles qui sont les plus pertinentes voire celles qui seraient stratégiques par rapport à la problématique d’innovation identifiée. Aussi, et par analogie avec le jeu d’échecs, il est nécessaire de se poser des questions comme : quels sont les joueurs présents ou à venir sur l’échiquier de l’innovation ? Quelles sont (ou pourraient être) leurs relations ? Comment lisent-ils le jeu ? Quelles opportunités et menaces perçoivent-ils ou génèrent-ils ?
Néanmoins, avant de se demander si un nouveau joueur viendra modifier les règles, agir différemment ou tenter des coups à même de renverser l’échiquier, il est indispensable de saisir les règles du jeu qui s’imposent aux acteurs présents et pour le problème concerné. En sociologie, cela se fait au moyen de cartographies d’acteurs, de sociogrammes traduisant leurs relations grâce à des entretiens ou données quantitatives.
Cela permet d’expliquer de façon dynamique de quoi est faite la situation d’innovation, ce qui fait que les acteurs coopèrent ou s’affrontent autour de problèmes, stratégiques ou plus ordinaires. En veille, cela se fait par un travail collectif de construction d’une matrice de ciblage permettant d’identifier les parties prenantes actuelles et/ou potentielles et sur lesquels il conviendrait de rechercher en priorité de l’information en fonction de thématiques prioritaires préalablement ou conjointement identifiées.
On peut illustrer la portée de ces mouvements de problématisation et de contextualisation engagés par les opérations de veille ou d’enquête sociologique en continuant la métaphore du jeu d’échecs. Chaque pièce voit le jeu différemment, plus ou moins bien selon ce qu’il faut voir, selon sa position sur l’échiquier et sa latitude de mouvement. Mais sa vision reste partielle, et le risque est de penser qu’elle traduit l’ensemble de la configuration d’innovation.
En proposant de se déplacer sur l’échiquier, y compris en tentant de changer de camp, de perspective, les méthodes de veille et d’analyse sociologique produisent une autre vision, peut-être meilleure, en tout cas assurément autre que celle que l’on aurait produite seul, en étant engagé dans la partie de l’innovation. Tout le problème est de repérer des signaux intéressants, susceptibles de révéler ou d’engager des actions innovantes, sans s’égarer dans un trop grand niveau d’abstraction et de complexité.
Identifier les signaux faibles porteurs d’anticipation
Une fois que la situation d’innovation est un peu mieux dessinée et comprise, il est plus aisé de comprendre de quoi est fait le comportement des parties prenantes, sans qu’il soit bien entendu possible de les prédire avec une certitude absolue. On peut, dès lors, rechercher les signaux faibles qui annoncent ou expriment des changements possibles.
En veille stratégique, un signal faible est une donnée surprenante, inhabituelle, différente et parfois en rupture avec les schémas ordinaires d’interprétation. Pour l’identifier il faut être en capacité de s’étonner, de s’interroger et de remettre en cause ses connaissances, savoirs, certitudes. Un signal faible, par l’interprétation que l’on en fait, va permettre d’identifier des insights sous la forme d’opportunités ou de menaces en émergence et devenir.
Le caractère anticipatif du signal faible offre la possibilité d’élaborer des insights précurseurs. En sociologie, on pourra s’intéresser à des débats ou à des controverses en émergence sur les plans scientifiques, techniques, ou qui s’expriment dans d’autres mondes sociaux (artistiques, économiques, éducatifs, associatifs, etc.).
Ce bruit de fond identifié, il est possible d’approfondir la recherche de signaux d’innovation en conduisant d’autres types d’analyse de discours, d’entretiens et d’observations, plus compréhensifs. On cherche alors à mieux comprendre localement comment les acteurs perçoivent la situation, à endosser leur rôle. Plutôt que de suivre un guide d’entretien bien établi, il est nécessaire de se mettre à l’écoute de ce que les acteurs font concrètement et ont à dire de grandes thématiques, tensions, enjeux définis en amont comme possiblement porteurs de changements et de sens.
Derrière la régularité des observations ou des propos recueillis, il est alors possible qu’une observation, qu’un propos retienne l’attention parce qu’étant de nature différente. Cet insight peut traduire un comportement « déviant », ou une vision différente des choses, ou bien au contraire une façon de faire ou de voir absolument ordinaire pour l’acteur concerné, mais qui dénote un peu – ou beaucoup – de celles des autres. On peut trouver ce genre de pépites en examinant des matériaux de veille ou d’enquête, ou au contraire ne rien trouver du tout !
Ce sentiment d’absence, de gêne, peut également être porteur de sens. On s’attendrait à ce que tel acteur dise telle chose ou fasse telle chose, mais il ne le fait pas. En s’interrogeant sur ce manque, cette absence aussi, on peut parvenir à la production de signaux intéressants. Le « rien » devient ainsi porteur de sens.
À condition d’accorder du temps à l’enquête, le domaine de la sociologie et de la veille fournissent une boîte à outils dans laquelle méthodes de collecte, d’observation, d’identification des besoins sont à disposition. Ces méthodes peuvent être associées les unes aux autres de manière ad hoc en fonction des projets, des contextes d’innovation et des enjeux supposés. Elles alimentent de manière complémentaire toute démarche de design thinking, étendant les investigations à tous les participants de l’innovation.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Mis à jour le4 octobre 2017
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Les auteurs
Marie-Laurence Caron-Fasan
Professeur des universités en sciences de gestion
Université Grenoble Alpes
Olivier Zerbib
Maître de conférences en sociologie
Laboratoire PACTE
Université Grenoble Alpes