The Conversation : "Prénom de nom, quelle histoire (de France) !"
Qu’est-ce qu’être français ?
C’est tout d’abord une question d’état civil. L’individu que je suis – avec un nom, un prénom, une date et un lieu de naissance – est reconnu comme français selon un critère fixé par la République française, en fonction du droit du sang et/ou du sol. Par exemple, pour ce qui me concerne : je suis « né en France d’un père qui y est lui-même né ». Une fois établie, cette appartenance est indiscutable.
Mais il est clair qu’il y a dans la citoyenneté française (ou suisse, ou belge, etc.), quelque chose de plus que ce que désigne froidement l’état civil, et qu’atteste la carte d’identité.
Être français, c’est appartenir à un pays qui a sa propre consistance (un « sol », qu’il a fallu parfois défendre âprement), sa propre continuité (une histoire, toujours plus ou moins chaotique), et sa propre personnalité (on pourrait dire son âme). Comme l’a dit le peintre Tal Coat (1905-1985), « on ne peut surgir de nulle part. » L’identité personnelle s’intègre alors (ou non ?) dans une identité collective.
Car c’est ici que les difficultés commencent. En effet, de même qu’une identité individuelle est toujours plurielle, et mêle des traits disparates (je suis un homme, un universitaire, souffrant d’arthrose, pratiquant le ski, croyant parfois en Dieu, etc.), de même l’identité collective est une entité abstraite et symbolique, ou « institution imaginaire » (Castoriadis), rassemblant des composantes multiples (de l’ordre de la culture, de l’ethnicité, de la religion, de l’histoire, des comportements), dont chacune peut prêter à discussion. Les identités nationales n’ont, par ailleurs, rien de naturel ou d’intangible. Ce ne sont que de fluctuantes constructions politiques (Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, 1999).
C’est pourquoi la quête de l’« identité nationale » peut être vaine, voire nauséabonde. Le concept d’identité nationale est « vague et fuyant » (Hervé Le Bras, Malaise dans l’identité, 2017). Une fixation obsessionnelle sur l’identité française, se traduisant par la quête éperdue de cette identité, débouche sur un « identitarisme » qui est, selon Danielle Sallenave, « la maladie du XXIe siècle ». Une maladie par laquelle, à coup sûr, Zemmour a été frappé !
Qu’est-ce que respecter son pays ?
Cependant, malgré les incertitudes touchant l’identité nationale, dont la promotion produit immanquablement des « crispations identitaires », il faut respecter son pays. Être le citoyen d’un pays est un honneur qui implique, en retour, que l’on honorât son pays. Ce double mouvement satisfait un « besoin vital d’identification positive », pour parler comme Azouz Begag. Le nationalisme est dangereux. Mais la nation, selon Pierre Manent, est le cadre le plus propre à maintenir la démocratie vivante. « J’aime mon pays, la France, j’assume cette phrase », déclarait Alain Badiou, qui affirmait derechef son « amitié pour ce pays », pourtant « si violemment contradictoire ».
Comment alors ce respect doit-il se manifester ? Sa nécessité doit-elle conduire à distinguer des bons et des mauvais Français ? Et qui pourrait s’ériger en gardien de la bonne conduite ? La difficulté est ici de définir le champ concerné par le respect exigé.
Nous suggérons de distinguer trois cercles qui se recouvrent, du plus fondamental, au moins concerné. Le premier cercle est celui des comportements exigés ou interdits par la loi. La première façon d’honorer son pays, sans discussion possible, est d’en connaître et d’en respecter les lois. Voilà ce que le citoyen Zemmour est en droit d’exiger de la citoyenne Sy : « Madame, respectez les lois ». Mais aucune loi n’interdit le prénom Hapsatou !
Le deuxième cercle est celui des usages (mœurs et coutumes). Descartes, dans sa « morale par provision », évoque les coutumes immédiatement après les lois. Sa première « maxime » est, on le sait, d’« obéir aux lois et aux coutumes de mon pays ». « Le plus utile » étant pour lui d’une part de respecter les coutumes de « ceux avec lesquels j’aurais à vivre » ; et d’autre part de « plutôt prendre garde à ce qu’ils pratiquaient qu’à ce qu’ils disaient ». Mais c’est une question de sagesse, et non une exigence relevant d’une façon absolue de la citoyenneté française.
De ce deuxième point de vue, Zemmour aurait donc légitimement pu dire : « Madame, il eût été sage que vous respectassiez les coutumes françaises dominantes en matière de prénoms ». Car on pourrait éventuellement, dans le champ des coutumes, dénoncer des atteintes aux « bonnes mœurs », ou à la bienséance. Mais en aucun cas des « insultes à la France ».
Le troisième cercle est celui des comportements relevant de la fantaisie individuelle : avoir les cheveux courts ou longs, rouges ou blonds ; porter ou non la barbe ; écouter et aimer Brassens plutôt que les rappeurs, ou le contraire. Et, comme pour tout le reste, dans la limite de ce qui n’est pas interdit par la loi (car celle-ci peut interdire certains prénoms : par exemple, Djihad), choisir le prénom de ses enfants. Ici, Zemmour aurait pu dire : « Madame, vous portez un bien joli prénom. »
Car on peut, en cette affaire, laisser le dernier mot à notre cher Guy Béart (« Les prénoms jolis », 1994) :
Tous les prénoms sont jolis
Eve, Emmanuelle, Emilie
Barbe, Babine, Agénor, Andoche
Tous ces prénoms carrément m’accrochent.
Tous les prénoms sont jolis :
Eusèbe, Eustache, Eulalie,
Elvire, Elphège, Emmaüs, Ephrem,
Tout est joli quand on aime
Mais voilà : encore faut-il aimer, et non haïr !
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Mis à jour le26 septembre 2018
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L'auteur
Professeur honoraire (Sciences de l’éducation)
Université Grenoble Alpes