The Conversation : "Rap et stratégie : êtes-vous plutôt PNL ou JUL ?"

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Les deux noms les plus en vogue du rap français actuel s'opposent sur un certain nombre de points stratégiques / Capture d'écran de la chaîne Youtube KetchupMayo Orel
Les deux noms les plus en vogue du rap français actuel s'opposent sur un certain nombre de points stratégiques / Capture d'écran de la chaîne Youtube KetchupMayo Orel
PNL d’un côté, JUL de l’autre : deux mondes distincts, deux stratégies opposées, mais un succès fulgurant dans les deux cas. Quand les rappeurs se font maîtres-stratèges…

Considéré au tournant des années 1980 comme un phénomène éphémère, le rap est devenu aujourd’hui la musique la plus écoutée, streamée, téléchargée et vendue en France, la moitié des 20 albums les plus vendus appartenant à ce courant, selon le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP). Cette industrie met en scène de multiples acteurs – les rappeurs eux-mêmes jusqu’aux journalistes en passant par les managers, labels, maisons de disque, etc. – et des stratégies sans cesse renouvelées, dans un contexte de forte intensité concurrentielle, où la durée de vie médiatique d’un album dépasse rarement les six à huit semaines…

Nous analysons ici la stratégie de deux acteurs majeurs de la scène rap français, inconnus du grand public avant 2014 : le groupe PNL, qui multiplie les records d’écoutes sur les plates-formes de streaming, et le rappeur JUL, ayant déjà vendu près de quatre millions de disques, soit plus de 60 disques d’or ou de platine… et pour qui visiblement, le nouvel album Rien 100 rien, sorti le 14 juin, ne fera pas exception.


Cette analyse se fera au prisme de leur occupation du terrain médiatique, du positionnement de leur offre et de leur stratégie d’innovation.

Rareté vs. hyperprésence

Quasiment muets depuis leur dernier opus Dans la légende (2016), les rappeurs du groupe PNL, Ademo et N.O.S., ont sorti en avril 2019 un nouvel album intitulé Deux frères. Leur présence médiatique est très limitée : aucune interview aux médias traditionnels (rap ou hors rap), comme une volonté de ne pas se confondre avec le bruit médiatique, d’imposer leur rythme, de conserver la maîtrise totale de leur image, se préservant ainsi du faux pas, du bad buzz, voire de la déformation de leurs propos. Une communication au compte-gouttes qui se fait essentiellement via leurs réseaux sociaux, caisses de résonance où la moindre de leur publication est aussitôt approuvée et/ou partagée des dizaines de milliers de fois, faisant des fans de PNL leurs premiers ambassadeurs : un véritable bouche-à-oreille virtuel pandémique.

Le silence et la rareté médiatique deviennent ainsi leur principal outil de communication et de promotion, créant la curiosité, l’attente et le désir par le contrôle de la diffusion du produit, pour en renforcer le sentiment d’exclusivité. L’ouverture d’un pop-up store, boutique éphémère de vêtements et accessoires dévoilant la Collection N.1 – 2019 de la marque « Que la famille officiel » supervisée par le duo, s’inscrit également dans cette logique : les clients ont témoigné de l’injonction reçue des organisateurs à ne pas raconter ce qu’ils y avaient vu… Cela détonne, dans un milieu du rap où la course à la (sur)exposition est devenue la norme – peut-être après des années de disette – et où nombre de rappeurs font le tour des médias télés, radios et web – spécialisés ou pas – pour leur promotion.


À l’opposé, JUL, ou Julien Mari, cultive une hyperprésence médiatique : bien que décrocher une interview avec « le J » (l’un de ses nombreux surnoms) ne soit pas si aisé, le rappeur marseillais apparaît régulièrement dans les médias. Très présent également sur les réseaux sociaux, snaps, stories, publications et photos sont postés quotidiennement, dans une perspective d’authenticité et de maintien du lien avec sa « Team JUL ». Le rappeur le plus productif du rap, également surnommé « la machine », cultive ainsi cette présence/proximité. Il s’affiche régulièrement avec des influenceurs tels que Bengous, Hamzandwichs, ou encore certaines personnalités issues d’émissions de télé-réalité, dans des moments de vie anodins, en voiture, en studio, sur un canapé, parcourant Marseille au guidon de sa moto ou comme invité surprise d’un mariage.


Cette hyperprésence s’apprécie également par l’étude de sa discographie : dix-huit projets depuis 2014, dont onze albums studio et sept mixtapes, soit une moyenne de trois par an, ou d’un projet tous les quatre mois ! Comme annoncé dans son dernier morceau « JCVD » : « J’sais qu’j’vous étonne/Encore un album ».

Luxe vs. simplicité

En termes d’image, PNL s’inspire du monde du luxe. Le « produit PNL » est loué pour sa rareté, sa qualité perçue ou réelle. Le groupe crée le besoin et fait rêver les auditeurs : la diffusion en direct (ou présentée comme telle) sur sa chaîne YouTube durant une journée de la Terre se rapprochant progressivement jusqu’à l’atterrissage annonçant la sortie d’un nouveau clip a tenu en haleine le public. Les interprétations et fantasmes se sont multipliés, et le fait que le « monde PNL » soit souvent difficile à saisir a contribué à ces nombreuses spéculations, parfois farfelues

Ce positionnement luxe se vérifie également avec leur volonté de ne pas se noyer dans « la masse » des rappeurs, en envoyant un singe les représenter dans l’émission Planète Rap, ou récupérer leur disque de diamant. Luxe toujours, au premier rang du défilé Off-White durant la Fashion Week parisienne, en défilant en bus à impériale sur les Champs-Élysées ou assis au sommet de la tour Eiffel, regards posés sur la capitale. Le directeur général de la SETE (Société d’exploitation de la Tour Eiffel) s’est même targué d’avoir réussi son pari commun avec le groupe d’attirer plus de jeunes grâce au clip !
 


À l’opposé, JUL incarne la simplicité et « la zone en personne », du nom de son avant-dernier opus. Outre ses textes s’inspirant de son quotidien (« je dis c’que j’vis », dans « JCVD ») et son argot du Sud, il arbore régulièrement survêtement, baskets ou claquettes-chaussettes, notamment pour la promotion de son dernier album. Le rappeur revendique son attrait pour les marques Quechua ou Kalenji de Decathlon, entrée de gamme vestimentaire diamétralement opposée aux griffes et marques de grands couturiers fréquemment portées par les rappeurs. Comme il le souligne dans son titre « Maria Maria » : « J’ai mon survet’ du Dortmund […] j’ai pas mis du Gucci ! ».

Capture d’écran du clip « Maria Maria ». JUL, en survêtement du Dortmund.


Sa simplicité s’évalue également à de nombreux niveaux : sortie de six mixtapes gratuites, comme récompenses au soutien de sa communauté ; annonce, distribution gratuite et diffusion en avant-première de son dernier album à bord de voitures Twingo à son effigie dans de nombreuses villes, séance interminable de dédicaces au Stade Vélodrome, lieu mythique et populaire où il donnera un concert en 2020, distribution de vêtements et/ou de cadeaux, invitations dans des clips etc.

Jul arrive à une séance de dédicaces organisée au Stade Vélodrome en Twingo (juin 2019).


Cette authenticité peut toutefois avoir des conséquences plus négatives : l’épisode du message truffé de fautes d’orthographe publié par le rappeur afin de s’excuser suite à son arrestation a été largement raillée… On ne pourra toutefois jamais lui reprocher de faire appel à un community manager, intermédiaire potentiel qui serait assurément vu comme une trahison dans sa relation directe avec ses fans.

Innovation disruptive vs. incrémentale

Avec sa rareté et son positionnement luxe, PNL se caractérise par une stratégie d’innovation dite disruptive. Cette rupture avec le préexistant tend à définir de nouvelles règles de fonctionnement et de communication vis-à-vis de ses auditeurs. En mobilisant le growth hacking pour communiquer en priorité les dates de leur tournée, des affichages publicitaires majeurs, des collaborations exclusives avec certaines marques (Supreme, Off-White), et en se constituant un univers propre (musiques planantes, visuels soignés, storytelling, vision romantique de la galère, etc.), PNL innove de manière radicale. Cette disruption combine ainsi un positionnement hors-sol et une proximité avec leur public, reprenant à longueur de titre leur slogan QLF (« Que La Famille »), devenu un lifestyle pour certains, accroissant leur sentiment d’appartenance à cet univers.

La promotion du dernier album de PNL est notamment passée par une campagne d’affichage massive. Chabe01/Wikimedia, CC BY-NC-ND


L’hyperprésence et l’authenticité de JUL s’inscrivent quant à elles dans une certaine forme de continuité, de suite logique dans le monde du rap : loin de l’idée de révolutionner la musique, le rappeur marseillais se positionne dans une lignée d’artistes et de groupes marseillais (IAM, Fonky Family, Psy4 de la Rime, etc.), abordant des thématiques proches, notamment sociales et sociétales, mais également plus légères, le tout teinté d’auto-tune (logiciel de correction vocale). Les projets de JUL combinent des chansons souvent festives, parfois obscures, des bangers (de tubes calibrés pour la diffusion en radio), des mélodies entêtantes ou des egotrips, subtil mélange garantissant un succès auprès du plus grand nombre d’auditeurs.

Le rap comme source d’inspirations

Toutefois, PNL et JUL ne sont pas aussi opposés qu’il n’y paraît : ils ont créé leur propre label (QLF et D’or et de platine), ont une volonté farouche de rester indépendants malgré les nombreuses sollicitations de maisons de disque, participent à la promotion d’artistes de leurs quartiers, créent leurs propres marques de vêtements et produits dérivés, ainsi que leur propre langage (respectivement « igo » – diminutif d’« amigo » chez PNL –, et « mercé » – à la place de « merci » pour JUL, pour les plus usités). Si vous en doutez, regardez qui a tweeté cela :


Le rap apparaît ainsi comme une source de multiples inspirations : stratégique, marketing, entrepreneuriale, en sciences de la communication… mais également sociétale, le rap étant pour nous LA musique qui a le mieux cerné notre époque, celle du buzz, du zapping, ou encore du consumérisme débridé. Ce qui vient valider une intuition déjà formulée par la recherche il y a quelques années…The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


 
Publié le20 juin 2019
Mis à jour le8 juillet 2019