La philosophie peut nous permettre de reprendre pied sur quelques îlots de certitude, comme en témoigne, sur trois points précis, celle de Spinoza.
La pandémie de coronavirus a fait vaciller bien des certitudes. Constatant avec stupeur les limites de son savoir, et prenant conscience avec angoisse de sa vulnérabilité face au virus, l’homme est brutalement rappelé à l’ordre de l’humilité. Est-on alors condamné à devoir faire face aux événements sans pouvoir prendre appui sur un sol solide ? Faut-il abandonner tout espoir de pouvoir « trouver le roc ou l’argile » qui nous permettrait de « marcher avec assurance en cette vie » (Descartes) ? Non, car la philosophie peut nous permettre de reprendre pied sur quelques îlots de certitude, comme en témoigne, sur trois points précis, celle de Spinoza.
Rien ne vaut la vie humaine
Faut-il faire passer les impératifs de santé publique avant les impératifs économiques ? Le Président Trump répond non. Tout dépend de la valeur que l’on peut accorder à une vie humaine. Au moment des choix, économiques, et médicaux, dont dépend la survie de tant de personnes, deux questions se posent : la vie vaut-elle plus que tout ? Et toutes les vies ont-elles la même valeur ?
On peut, avec Spinoza, apporter une réponse positive à ces deux questions. Car ce qui fait la valeur d’une vie, c’est cette vie elle-même. Chaque vie est un trésor qui mérite d’être préservé par tous les moyens. Le combat pour chaque vie est à chaque fois un combat pour l’humanité entière.
Spinoza définit la « vertu » comme « puissance », termes par lesquels il entend « la même chose » (Éthique, IV, définition 8). Car, pour lui, « de par son être, chaque chose s’efforce de persévérer dans son être » (III, p. 6). L’effort de persévérance est l’essence même de la chose : « L’effort (Conatus) par lequel chaque chose persévère dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose » (III, p. 7). La vie est en soi vertueuse.
D’où il résulte, en termes simples, que respecter la personne humaine, c’est d’abord, et essentiellement, lui permettre de continuer à vivre. Et précisément, pour Spinoza, « le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être » (IV, p. 18, Scolie). Ceux qui luttent pour la survie de chaque malade sont des serviteurs du bonheur. Qu’ils en soient remerciés.
Les contraintes sauvegardent la liberté
Les mesures de confinement décidées par les gouvernements ne sont-elles pas liberticides ? Les contraintes imposées aux individus ne viennent-elles pas restreindre de manière aussi excessive qu’illégitime leurs libertés : de travailler, de se déplacer, de se divertir, de faire du sport, etc. ? Ne risque-t-on pas d’entrer dans une société de surveillance généralisée ? Il est clair que les risques sont réels. Mais il ne faut pas perdre de vue l’essentiel, qui est la sauvegarde de la liberté fondamentale de persévérer dans son essence d’être vivant.
C’est ce qu’établit très clairement le Traité Théologico-Politique. « La fin de l’État est… en réalité la liberté ». Afin même que chacun puisse conserver « son droit naturel d’exister et d’agir », il faut que les individus aient renoncé au « droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée ». La contrainte collective pesant sur les actes est la condition sine qua non de la liberté de penser ce qu’on veut et de dire ce qu’on pense. Ainsi : « Dans un État démocratique… tous conviennent d’agir par un commun décret, mais non de juger et de raisonner en commun. C’est donc seulement au droit d’agir par son propre décret [que l’individu] a renoncé, non au droit de raisonner et de juger. »
L’État (le souverain) a le pouvoir absolu de décréter sur les actions, mais cela uniquement afin que les citoyens puissent « vivre en paix », en usant de leur liberté de penser. Et, d’abord, puissent « vivre », car telle est la liberté fondant toutes les autres ; et tel est le défi majeur aujourd’hui !
La force d’âme, vertu fondamentale pour notre temps
Quelle est alors la vertu la plus utile en ces temps difficiles ? Dans l’Éthique (III, p. 59), Spinoza répond : la « force d’âme ».Il la divise en fermeté, et générosité : « Par fermeté j’entends le désir par lequel on s’efforce de conserver son être d’après le seul commandement de la raison. Par générosité j’entends le désir par lequel on s’efforce, d’après le seul commandement de la raison, d’aider les autres et de s’unir à eux par amitié »
Dans les gestes « barrière », et le respect des consignes de confinement, les deux dimensions de la force d’âme s’unissent, dans un même mouvement. Les actions individuelles tendent à la fois à l’utilité de l’agent, et à celle d’autrui. C’est en étant utile à autrui que l’on est, in fine, utile à soi !
À l’évidence, c’est de « force d’âme » que font preuve tous ceux qui se trouvent « en première ligne » pour combattre la maladie. Mais c’est aussi ce dont ont eu, et ont toujours, besoin, tous les autres, pour mettre leur énergie au service du combat commun (en « deuxième ligne »), et accepter les contraintes du confinement (en « troisième ligne »).
Pour Spinoza, l’esprit est dans la joie quand il considère sa puissance d’agir (Éthique, III, p. 53). La joie accompagne le passage à une perfection plus grande, la tristesse le passage à une perfection moindre (III, p. 11). Car « la joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection » (III, Définitions des sentiments). Chaque fois que, en faisant preuve de force d’âme, on agit pour sauvegarder la liberté fondamentale de chacun de persévérer dans son être, on éloigne la tristesse, et on fait provision de joie.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.