The Conversation : "Bonnes feuilles : « Le monde à la une »" Partie 2

Société Article
Les crieurs de journaux, 1848. Musée Carnavalet
Les crieurs de journaux, 1848. Musée Carnavalet
Dans l’ouvrage « Le monde à la une, Une histoire de la presse par ses rubriques », les meilleurs spécialistes nous font parcourir près de deux siècles de presse française.

> Retrouvez la première partie de cet article ici

Rubrique Environnement : « 2019, deuxième année la plus chaude de l’histoire », Le Monde, 15 janvier 2020

Dans la rubrique « Planète » du Monde le 15 janvier 2020. Le Monde, Fourni par l'auteur


Au milieu d’une plaine caillouteuse, qui est en fait un lac asséché au Chili, une vache beige et blanche fixe l’objectif du photographe. Emprunté à l’agence Reuters, le cliché pris un an plus tôt illustre l’article consacré par Le Monde à cette information du 15 janvier 2020 : l’année 2019 a été la deuxième plus chaude de l’histoire.

En France métropolitaine, souligne le journal, 2019 se place au troisième rang, derrière 2018 et 2014. Les lecteurs sont d’ailleurs invités à se rappeler les terribles canicules de l’été précédent. Le 28 juin, un record absolu de chaleur n’a-t-il pas été établi à Vérargues, dans l’Hérault, avec 46 °C ?

À l’échelle du monde, c’est donc encore pire. L’Australie a enregistré des pics de chaleur à 50 °C. Depuis plusieurs semaines, les « mégafeux » qui la ravagent font l’objet d’innombrables articles. D’immenses incendies ont également été déplorés en Amérique du Sud, en Indonésie, en Sibérie, en Alaska. En Afrique du Sud, les longues sécheresses ont fait que 12,5 millions de personnes sont en insécurité alimentaire. Dans les océans, les dix dernières années ont été les plus chaudes jamais enregistrées. Et ces phénomènes n’épuisent pas les conséquences du réchauffement planétaire. D’importantes inondations ont dévasté l’Iran, l’Argentine et l’Uruguay, cependant que l’hémisphère Nord enregistrait en six mois 66 cyclones tropicaux, soit 10 de plus que la moyenne habituelle. Une partie des Bahamas a été détruite, le Japon, le Mozambique, le Malawi, le Zimbabwe, sévèrement touchés. À cause de ces catastrophes, on estime que, pendant le premier semestre 2019, 7 millions de personnes ont dû être déplacées.

Une telle actualité, résolument mondiale, a envahi toutes les rubriques des journaux. Si elle n’était pas aussi cruellement à propos, la métaphore du raz-de-marée s’imposerait. De l’éditorial à la météo en passant par les reportages, les lettres ouvertes et toutes les formes de l’illustration, les préoccupations environnementales submergent en effet le journal, d’un bout à l’autre de ses pages, au fur et à mesure que les questions écologiques gagnent en importance dans le débat public. Certains diront qu’en rendant compte de phénomènes dont les conséquences n’ont jamais été aussi graves, la presse fait son travail. D’autres diront qu’en s’accordant aux angoisses de l’opinion publique, elle cherche à vendre du papier. La polémique pourrait ainsi redoubler celle qui oppose, depuis une vingtaine d’années, les partisans et les adversaires de la thèse du changement climatique anthropique.

L’histoire de la rubrique « Environnement » (que le Monde appelle « Planète ») permet de mesurer exactement les enjeux de cette controverse désormais plus médiatique que scientifique. La rubrique est récente. En France, Les Échos ont été en 1998 le premier quotidien à désigner un journaliste spécialiste de l’environnement. Quatre ans plus tard, Le Point a été le premier hebdomadaire à mettre en place une rubrique consacrée à la question. Les grands quotidiens emboîtèrent le pas, Libération en 2003, puis Le Monde en 2005. Trente ans après la création du premier ministère de la Protection de la nature et de l’environnement français (1971), il était devenu évident que les nouvelles de l’environnement pouvaient nourrir une rubrique quotidienne.

Ce triomphe est pourtant extraordinairement ambigu. Au sein des rédactions, les journalistes qui travaillent sur l’environnement ont le vif sentiment d’être dominés. Fait significatif, ce sont souvent – comme dans l’exemple que j’ai retenu – des femmes. En 2007, elles représentaient 55 % du total des journalistes « environnement », contre 43 % pour l’ensemble de la profession (la moitié d’entre elles travaillant du reste pour la presse magazine). Or les vieilles lois de la sociologie demeurent en grande partie vraies : la féminisation d’une activité révèle souvent son moindre prestige social. On n’embrasse pas la profession de journaliste avec l’ambition de se spécialiser dans la rubrique « Environnement ». Résultat : les hommes ne s’y attardent pas.

Surtout, un soupçon plane sur la rubrique. Celles et ceux qui la font ne seraient-ils pas d’abord des militants ? Depuis la fin des années 1960, les journalistes qui se sont intéressés à l’environnement ont été animés par le souci de l’écologie. Créée en 1969, l’Association des journalistes-écrivains pour la nature et l’écologie était liée à la Fédération française des sociétés de protection de la nature. En 1974, elle a participé activement à la campagne du premier candidat écologiste à l’élection présidentielle, René Dumont. Les choses ont certes un peu changé depuis. En 1989, la création du magazine Reporterre manifestait le désir d’un engagement respectueux des règles du journalisme. Depuis 1994, la nouvelle Association des journalistes de l’environnement exige que ses membres soient titulaires d’une carte de presse.

Il n’empêche que la rubrique demeure suspecte de faire passer l’engagement politique avant l’exactitude des informations. À Libération, rapporte Jean‑Baptiste Comby, qui a étudié la question, la page « Terre » nouvellement créée était surnommée « la page des ONG ». Dans les couloirs du Monde, le titulaire de la rubrique (ancien fondateur de Reporterre) était surnommé « l’ayatollah vert ». Longtemps, leurs sujets ont semblé moins rigoureusement construits que ceux des titulaires des autres rubriques – et tout particulièrement de la rubrique qui semblait se rapprocher le plus de leurs préoccupations : la rubrique scientifique.

Pour lutter contre ce soupçon, les journalistes « environnement » ont donc multiplié les références aux travaux les plus savants. Dans le cas présent, Audrey Garric rappelle que les chiffres qu’elle donne proviennent de l’Organisation météorologique mondiale, dirigée par le Finlandais Petteri Taalas – et qu’ils n’ont de sens que depuis qu’existent les premiers relevés, c’est-à-dire 1850. Elle cite une étude de la revue savante Advances in Atmospheric Sciences. Elle explique dans un encadré de quelle façon la NASA, l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique et les services météorologiques britanniques mesurent la température globale de la Terre. Elle invite le directeur adjoint du très sérieux Institut Pierre-Simon-Laplace à détailler leurs calculs pour les lecteurs français.

La rubrique environnementale tend ainsi à se rapprocher des critères de la rubrique scientifique, parée de l’auréole de l’objectivité savante. D’ailleurs, certains journalistes passent désormais d’un espace rédactionnel à l’autre (d’autant plus volontiers que la crise de la presse les contraint à être des spécialistes successifs). On pourrait croire que c’est une bonne chose, que les pages « Environnement » des journaux sont en train de devenir cette utile chambre d’écho des anxiétés les plus aiguës du monde actuel, le lieu où l’on pourrait faire connaître des solutions pour l’avenir.

Ce serait trop simple. Bien sûr, les journalistes des rubriques « Environnement » ont contribué à lutter victorieusement contre les « climatosceptiques », pour qui les causes du réchauffement planétaire ne seraient pas d’origine humaine. En se réclamant des travaux scientifiques, à commencer par ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), créé en 1988, ils ont progressivement diffusé les preuves du changement climatique anthropique. Ils ont multiplié à ce propos les fact-checkings (comme lorsqu’il s’est agi de réfuter l’idée selon laquelle les « mégafeux » australiens de 2020 seraient moins graves que les incendies de 1974-1975 dans le même pays). Nul ne peut plus prétendre, à la lecture des rubriques « Environnement » des grands journaux, que le réchauffement climatique anthropique n’existe pas. Le discours climatosceptique a été relégué dans d’autres espaces du journal, à commencer par les pages politiques, où l’on commente les propos souvent ahurissants sur la question des présidents états-unien et brésilien ou du Premier ministre australien.

Mais justement : pour échapper à la tradition militante de la rubrique et pour se rapprocher de l’objectivité revendiquée de la rubrique scientifique, les journalistes hésitent maintenant à charger la rubrique « Environnement » d’un contenu social et politique trop marqué. Ils imputent certes la responsabilité du réchauffement climatique aux activités humaines, mais les causes économiques et politiques de ces activités sont souvent passées sous silence. Lorsqu’elle évoque « le pire des scénarios, celui d’une croissance économique rapide alimentée par des énergies fossiles », la journaliste du Monde sous-entend que l’avenir de la planète dépend des décisions collectives à venir – mais l’examen de ces décisions relève rarement des rubriques « Environnement ».

Au contraire, ces dernières détaillent volontiers les modestes initiatives individuelles susceptibles de lutter contre le réchauffement, selon une logique qui rappelle le mot d’ordre de la « chasse au gaspi », consécutif au choc pétrolier des années 1970. En mettant l’accent sur la responsabilité de chacun, elles tendent à évacuer la question pourtant centrale de la responsabilité des acteurs politiques et économiques – et aussi celle de l’inégalité sociale devant les conséquences du changement climatique.

Pourquoi ? Le fait que cela concerne de la même façon l’ensemble des journaux, quelles que soient leurs opinions politiques, invite à regarder ce problème comme les historiens du fait divers ont considéré le succès médiatique des récits de crimes. Ces récits communs à l’ensemble de la presse pouvaient être horribles, ils n’en étaient pas moins profondément moraux, célébrant l’ordre social (et même, jusqu’à une date récente, la peine de mort) et s’abstenant de poser le problème des causes sociales de la délinquance et de la criminalité (résumées à des figures folkloriques, tels les « apaches » de la Belle Époque).

« Le monde à la une » est sorti le 30 septembre 2021 aux éditions anamosa, en coédition avec la petite Egypte. Editions Anamosa


Au fond, les atteintes à l’environnement font l’objet d’un traitement semblable : en célébrant une consommation verte, respectueuse tout à la fois de la nature et du capitalisme (ce dont se félicitent les annonceurs, de plus en plus soucieux de « green washing »), les articles sur l’environnement s’adressent à la communauté la plus étendue possible, celle des humains de bonne volonté, par-delà les clivages politiques et sociaux. Par ce geste intéressé, permettant de toucher le plus large lectorat, ils nous invitent moins à réagir collectivement qu’à suivre chaque jour, en spectateurs sidérés, le récit haletant mais lointain du crime contre la planète.

Sylvain VenayreThe Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le21 octobre 2021
Mis à jour le21 octobre 2021