The Conversation : "De l’Europe à l’Amérique du Nord, la contagion du renforcement des frontières"

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Au sein de l’UE comme aux États-Unis et au Canada, les gouvernements tendent à fermer les frontières pour bloquer la propagation de l’épidémie. Une réaction pour le moins discutable.
Depuis quelques années, en réponse à chaque « crise » qui les affecte – attentats, narcotrafic, afflux de réfugiés, récession économique –, les États érigent leurs frontières en boucliers protecteurs. La crise sanitaire que nous connaissons aujourd’hui n’échappe pas à la règle : dans une réaction épidermique quasi instantanée, les pays ferment un à un leurs frontières.

Lorsque Michel Foucher parlait en 2016 du « Retour des Frontières », il ne se doutait peut-être pas qu’un retour d’une telle ampleur aurait lieu, surtout dans le monde occidental. Même si l’actuelle crise que nous traversons ne verra qu’un renforcement temporaire des lignes internationales, ce phénomène est si exceptionnel et si rapide qu’il mérite que l’on s’y attarde afin d’en analyser non seulement les modalités mais également les forces qui le sous-tendent.

Union européenne : un modèle mis à mal ?

Face à l’arrivée de l’épidémie, un resserrement graduel s’est effectué au sein de l’UE, les frontières « se ferm[a]nt les unes après les autres », comme l’a titré récemment L’Obs. Dès le 30 janvier, après avoir identifié deux cas de coronavirus parmi des touristes chinois, l’Italie avait déjà annulé ses vols avec la Chine, le pays par lequel est arrivée l’épidémie. Puis, le 16 mars, l’Espagne a annoncé la fermeture de ses frontières terrestres alors que l’Allemagne a mis en place des contrôles accrus, ne laissant passer que les travailleurs frontaliers et les marchandises.

S’en est suivi un mouvement général, de nombreux pays cédant à cette contagion du renforcement frontalier : après la Hongrie, c’est la Norvège, la Pologne ou encore l’Autriche qui ont décidé de mettre en place un confinement territorial derrière leurs frontières nationales. Enfin, ajoutant sa pierre à l’édifice, l’UE, qui s’est construite sur un idéal de libre circulation des personnes, avec la mise en place des accords Schengen en 1995, s’est accordée mardi 17 mars sur une réponse commune : la fermeture de ses frontières externes.

Amérique du Nord : le retour d’un réflexe autarcique

Mais c’est d’Amérique du Nord que la réponse la plus radicale est venue. Du protectionnisme économique à la promesse de construction d’un mur pour faire face à l’immigration clandestine, Donald Trump est l’un des « champions » de la « refrontiérisation » (rebordering) un phénomène de renforcement des frontières qui est en jeu à travers le monde depuis près de 20 ans, remplaçant l’idéal d’un « monde sans frontières » qui avait émergé dans les années 1990 avec la chute du Mur de Berlin et de l’URSS.

Alors qu’il se refuse toujours d’appeler à un confinement total et qu’il souhaite même assouplir les mesures de distanciation sociales, le président américain n’a pas hésité à prendre des mesures radicales concernant les frontières états-uniennes, que ce soit celle avec le Mexique ou celle avec le Canada.

En effet, lors de la conférence de presse organisée vendredi 20 mars, la protection des frontières a été présentée comme la pierre angulaire de la réponse que l’administration Trump a déployée pour lutter contre la pandémie liée au coronavirus. L’allocution a duré près de 35 minutes et a vu se succéder plusieurs dignitaires américains dont le président lui-même ; plus de la moitié de leurs interventions ont été consacrées aux frontières. Ces dernières ont d’ailleurs été identifiées par Antony Fauci, immunologue américain et membre de la Task Force mise sur pied par la Maison Blanche pour lutter contre le coronavirus, comme « l’un des deux piliers dans la lutte contre la propagation du virus ».

Afin de faire face à ce qu’ils désignent comme le « virus chinois », Donald Trump, son secrétaire d’État Mike Pompeo et le secrétaire par intérim à la Sécurité intérieure, Chad Wolf, ont tous trois annoncé deux mesures exceptionnelles. Après avoir suspendu les vols avec l’UE le 14 mars, une semaine plus tard, ce sont les frontières nord-américaines que le gouvernement américain décide de verrouiller. Au terme de deux accords bilatéraux que le pays a conclus avec le Mexique et le Canada, « les voyages non essentiels » sont interdits, notamment pour les touristes et les consommateurs – deux catégories de personnes qui structurent les flux transfrontaliers entre les États-Unis ses voisins. Sont exemptés de ces restrictions les travailleurs frontaliers, les professionnels de la santé ainsi que les chauffeurs routiers. Au vu du degré d’intégration et des liens commerciaux qui lient les trois pays, le secrétaire d’État américain a toutefois assuré que cette mesure ne s’appliquerait pas aux échanges commerciaux.

L’Arche de la Paix, à la frontière Canada/États-Unis (entre Blaine, Washington, et Surrey, British Columbia) porte l’inscription « Que ces portes ne se ferment jamais ». Pierre-Alexandre Beylier, Author provided


La seconde mesure annoncée concerne les migrants clandestins qui traversent les frontières canadienne et mexicaine. En application de la section 362 du Public Service Act, le Center for Disease Control a interdit, à partir du 21 mars, l’entrée de ces derniers sur le territoire américain, arguant qu’ils constituent une « menace de santé publique ». Ceux-ci seront donc renvoyés dans leur pays d’origine sans aucune autre forme de procès. Bien que le Canada ait résisté, dans un premier temps, à adopter une mesure similaire, le premier ministre, Justin Trudeau, a annoncé, vendredi 20 mars, avoir conclu un accord avec Washington afin de procéder de la même façon. Il a bien souligné que cette mesure répondait à des circonstances « exceptionnelles » et qu’elle restait en conformité avec « les valeurs canadiennes ».

Cette annonce intervient alors que le Canada voit, depuis plusieurs années, affluer à sa frontière plusieurs dizaines de milliers de personnes – 20 593 en 2017, 19 419, en 2018 et 16 503 en 2019 – qui la traversent entre les points d’entrée officiels afin de pouvoir formuler une demande d’asile. En effet, en vertu de l’Accord sur les Pays Tiers Sûrs de 2002 (Safe Third Country Agreement) – l’équivalent du protocole de Dublin en vigueur dans les pays de l’UE –, les demandeurs d’asile ne peuvent pas se présenter à la frontière s’ils viennent d’un pays « sûr » tels que les États-Unis. Contournant cet accord, ils se sont donc mis à traverser entre les points d’entrée officiels, principalement depuis l’élection de Justin Trudeau (2015) mais plus encore depuis l’élection de Donald Trump (2016) afin de trouver refuge au Canada qui les a accueillis à bras ouverts.

Enfin, pour renforcer ce verrouillage territorial, l’administration Trump a même envisagé, jeudi 26 mars, de déployer des soldats le long de sa frontière septentrionale afin d’intercepter d’éventuels migrants. Si cette mesure ne sera vraisemblablement pas mise en œuvre, elle n’en fait pas moins écho à l’envoi de la Garde nationale en 2018 le long de la frontière Mexique/États-Unis pour répondre à l’arrivée de « caravanes de migrants ».

Une instrumentalisation des frontières

Si les frontières nord-américaines se referment en réponse à la pandémie du coronavirus, la situation est aussi pour l’administration Trump l’occasion d’instrumentaliser de nouveau ces dernières et par là même l’un de ses sujets de prédilection : l’immigration.

Non seulement, ces sujets ont dominé la conférence de presse du 20 mars, mais Donald Trump et les membres de sa « Task Force » ont presque tous présenté les migrants clandestins comme une menace susceptible de « propager l’infection aux agents frontaliers, aux [autres] migrants et, plus largement, au public », Chad Wolf allant même jusqu’à dire qu’« une grande majorité d’entre eux présentaient des cas de coronavirus ».

Par ailleurs, l’argumentation était sous-tendue par des propos nationalistes selon lesquels les migrants engendreraient une pression sur le système de santé états-unien, voire le « paralyseraient » pour reprendre les mots de Donald Trump, « privant ainsi les citoyens américains de ressources dont ils ont besoin », une idée soulignée deux fois par le président américain ainsi que par le secrétaire à la Sécurité intérieure.

Enfin, tout cela n’est pas sans rappeler la rhétorique développée dans le sillage du 11 septembre 2001 par l’administration Bush concernant les frontières nord-américaines. D’une part, le président américain a annoncé vendredi que les deux frontières seraient « traitées de façon égale », soulignant un phénomène de banalisation des frontières nord-américaines, qui est en jeu depuis 2001 avec la politique « One face at the border ». D’autre part, tout comme l’objectif des « frontières intelligentes » mises en place suite aux attentats de 2001 était de trouver un équilibre entre sécurité et facilitation des flux, l’administration Trump a assuré le 20 mars que la politique actuelle de fermeture des frontières aurait lieu « sans faire obstacle au commerce » transfrontalier qui sert de « fondement à l’économie [américaine] ».

Quelle efficacité et quelles conséquences ?

Il est trop tôt pour réfléchir aux conséquences que de telles mesures auront mais de nombreux spécialistes doutent de leur efficacité. Comme l’a souligné Pierre Haski sur France Inter, mardi 17 mars, l’Italie a été le premier pays à suspendre ses vols avec la Chine dès l’apparition des premiers cas, ce qui ne l’a pas empêché d’être le pays le plus touché par le virus. Car ce dernier était déjà là. Il en va de même pour les États-Unis. Alors que, dimanche 22 mars, le New York Times faisait déjà état de 24 380 personnes contaminées et de 340 morts aux États-Unis et que le pays devenait jeudi 26, le pays le plus touché avec près de 83 000 cas, la priorité devrait être le ralentissement de la propagation du virus à l’intérieur des États-Unis avant le renforcement des frontières qui apparaît comme un nouvel écran de fumée occultant la recherche de vraies solutions.

Si ces mesures de refrontiérisation sont si populaires ces dernières années, notamment au sein des partis de droite, voire d’extrême droite, c’est parce qu’elles permettent aux politiques de proposer une réponse visible – bien qu’imparfaite et souvent inefficace – aux problèmes auxquels les pays sont confrontés, leur permettant ainsi d’accumuler un capital politique auprès de populations qui adhèrent à cette instrumentalisation des frontières. Donald Trump l’a bien compris. Toutefois, si la crise sanitaire prend aux États-Unis des proportions inquiétantes qui rendraient l’épidémie impossible à enrayer, sa réélection en novembre prochain pourrait être compromise… et ce ne seront pas ses mesures de fermeture des frontières qui le sauveront.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le30 mars 2020
Mis à jour le30 mars 2020