The Conversation : "Pourquoi ne peut-on pas s’empêcher de toucher les produits en magasin ?"

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Toucher un fruit reste un bon moyen de s’assurer de sa qualité, quitte parfois à le salir ou l’abîmer. Nejron Photo / Shutterstock
Toucher un fruit reste un bon moyen de s’assurer de sa qualité, quitte parfois à le salir ou l’abîmer. Nejron Photo / Shutterstock
Ce besoin déclenche chez d’autres consommateurs une réticence à l’achat. C’est ce qu’on appelle l’inférence de contamination.
Feuilleter un livre dans une librairie, caresser un canapé dans un magasin de meubles ou encore effleurer une chemise en soie dans une boutique de vêtements… nous aimons toucher les produits présentés dans les magasins. Les distributeurs l’ont bien compris et mettent tout en œuvre pour nous inciter à le faire.


Mais pourquoi ressentons-nous ce besoin de toucher les produits dans les magasins ? Mais surtout, pourquoi n’aimons-nous pas essayer ou acheter des produits déjà manipulés par d’autres ?

Notre étude nous a permis de mettre en évidence ce qu’on appelle l’inférence de contamination, c’est-à-dire la crainte des consommateurs que des propriétés contaminatrices présentes sur les produits leur soient transférées, crainte particulièrement d’actualité en période de crise sanitaire.

Les fonctions multiples du toucher

Le toucher, c’est un sens qui permet d’obtenir des informations non perceptibles par les autres sens, comme la température ou la texture (rugosité, douceur…).

Le toucher peut être neutre (fonction utilitaire, toucher la poignée d’un congélateur dans un supermarché afin de choisir un plat surgelé), instrumental (fonction informative, saisir un ordinateur portable pour en estimer son poids) ou autotélique (fonction hédonique, tester un fauteuil perçu comme confortable).

Les distributeurs tendent à encourager la découverte de leurs produits par le biais du toucher. Ainsi, des testeurs de parfum et maquillage sont proposés dans la plupart des magasins de cosmétiques, les vendeurs de jouets invitent les enfants à s’amuser avec leurs références et certains distributeurs proposent d’essayer des équipements sportifs. Ces initiatives s’inscrivent dans les démarches de marketing sensoriel et expérientiel.

Les testeurs ont l’avantage d’aider les consommateurs à se décider tout en préservant la qualité des produits en rayon. Minerva Studio/Shutterstock


Cependant, les consommateurs peuvent être réticents à l’idée d’acheter un produit déjà touché au motif qu’il pourrait avoir été sali, voire souillé.

Certains, en se fondant sur des indices (un vêtement déplié par exemple), en déduisent que le produit a été manipulé préalablement… C’est pourquoi, en magasin, on observe fréquemment des individus choisissant le produit situé en deuxième ou troisième position dans un rayon.

L’inférence de contamination s’appuie sur les deux lois de la pensée magique : la loi de contagion et la loi de similitude.

La loi de contagion se résume par la formule : « ce qui a été en contact restera en contact ». Quand deux entités entrent en contact, des propriétés de l’une des entités vont se transférer à l’autre, et ce, de manière permanente.

La loi de similitude postule que l’image égale l’objet ; autrement dit, selon ce mécanisme, un produit qui paraît contaminé aux yeux d’un consommateur est perçu contaminé par ce même consommateur qui ne va pas au-delà des apparences.

Des comportements paradoxaux

Des chercheurs ont mené une étude illustrant ce principe de similitude.

Face à un groupe d’étudiants, ils ont versé du sucre dans deux bouteilles. Puis, ils présentent aux étudiants deux étiquettes autocollantes : sur la première, il est indiqué « sucre », sur la seconde « cyanure de sodium, poison ». Les étudiants doivent coller une étiquette sur chaque bouteille.

Les chercheurs prennent une cuillerée de sucre de chacune des bouteilles et y ajoutent de l’eau afin que les étudiants puissent en boire quelques gorgées.

La majorité des étudiants indique un désir plus faible de boire l’eau sucrée provenant de la bouteille « cyanure de sodium, poison », et opte donc pour boire les quelques gorgées de la bouteille étiquetée « sucre ». Ces résultats, surprenants, montrent le caractère peu rationnel de la pensée magique.

L’inférence de contamination pour un produit diminue l’évaluation du produit, entraîne une baisse de l’intention d’achat et un consentement à payer plus faible ainsi qu’une tendance à vouloir éliminer les traces d’une manipulation passée.

Les consommateurs veulent toucher les produits dans les magasins, mais dans le même temps, ils acceptent difficilement que les produits aient au préalable été touchés par d’autres, par crainte d’un risque de contamination. Comment les distributeurs peuvent-ils gérer ce paradoxe ?

Nous avons mené une étude qualitative auprès de 12 consommateurs et 10 managers afin de mieux comprendre comment clients et managers en grande distribution appréhendent l’inférence de contamination.

Trois résultats principaux émergent de notre étude.

Tout d’abord, les clients et managers s’accordent sur l’importance du rôle du toucher dans les points de vente, que l’objectif soit instrumental (« On peut mieux s’assurer de la qualité du fruit en le touchant que juste en le regardant. », Emily) ou autotélique (« Moi je sais que j’aime bien toucher les manteaux en cuir même si je sais que c’est trop cher et que je peux pas me l’acheter », John).

Les distributeurs complètent les propos des clients. Gilles, responsable de rayon en grande distribution, indique : « on sait qu’on va savourer un produit goûteux, quand on le touche on pense déjà à quand on va le manger ».

Deuxièmement, la contamination est effectivement inférée en magasin par les clients. À titre d’exemple, Cathy nous dit : « il m’est déjà arrivé d’essayer un vêtement qui me va puis de retourner là où je l’ai trouvé dans le magasin pour prendre un autre modèle S identique qui est au fond ». Lorsqu’un produit a déjà été manipulé par un autre consommateur, Goulven considère : « qu’il y a déjà un peu de « moi » sur le produit ».

Le phénomène d’inférence de contamination s’observe particulièrement bien au niveau des cabines d’essayage. Happy_Nati/Shutterstock


Enfin, a contrario, les managers interrogés ont une vision aux antipodes de celles des consommateurs. Pour Cédric, chef de secteur dans un hypermarché : « c’est positif que les clients touchent nos fruits et légumes, ça permet de montrer qu’ils sont attractifs. Selon moi, ce n’est que du positif ».

Les distributeurs semblent minimiser l’existence de l’inférence de contamination et ignorer ses effets négatifs sur les ventes. Pourtant, c’est un vrai sujet pour les consommateurs interrogés qui privilégient pour leurs achats des produits en apparence vierge de tout contact tactile.

Quels impacts sur le merchandising ?

L’enjeu pour les distributeurs est de réussir à concilier le besoin de toucher des consommateurs et leur volonté d’être les premiers à toucher les produits. Plusieurs initiatives semblent y répondre.

Certaines catégories de produit (tels que les vêtements ou les fruits et légumes) sont plus à même de provoquer une inférence de contamination. Des enseignes proposent ainsi à leurs clients de laisser les vêtements essayés dans la zone d’essayage.

Outre l’amélioration du service client, ces initiatives permettent de réduire l’inférence de contamination. Le personnel de vente replie et range ainsi correctement les vêtements afin de faire disparaître toute trace éventuelle d’un contact tactile antérieur. Les cabines d’essayage virtuelles constituent une autre réponse, les vêtements n’étant plus manipulés par les consommateurs.

Des enseignes d’électroménager et d’ameublement proposent des modèles d’exposition, destinés à être touchés, utilisés, manipulés et essayés ; les consommateurs étant invités à acheter un produit garanti sans manipulation.

Il arrive que ce modèle d’exposition soit mis en vente ; dans ce cas, l’acheteur bénéficie d’une réduction de prix, même si la qualité du produit n’a pas été altérée. Le simple fait que le produit ait été touché à de nombreuses reprises suffit à le dévaluer.

Il est important de s’assurer que les produits présents en points de vente ne comportent pas d’indice de manipulation. De tels indices, laissés par des consommateurs, doivent être supprimés par le personnel de vente.

Ce personnel, bien souvent n’a pas conscience des perceptions des consommateurs envers des produits déjà manipulés. Une communication interne sur ce sujet semble primordiale pour les sensibiliser à l’inférence de contamination et à son impact négatif sur les ventes.

Le contexte pandémique actuel rend encore plus cruciale la question de l’inférence de contamination. Il constituera peut-être le déclencheur chez les managers de la prise en considération pleine et entière de ce phénomène dans leur stratégie de merchandising.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le2 juillet 2020
Mis à jour le2 juillet 2020