The Conversation : "Que faire pour que la transition énergie-climat devienne enfin l’affaire de tous ?"

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Décryptage des marges de manœuvre et des difficultés à surmonter par chaque type d’acteur pour que soient tenus les objectifs de la transition énergie-climat.
Les États figurent aujourd’hui au premier rang des accusés dans l’échec, relatif, des politiques mises en œuvre pour respecter les engagements internationaux, en particulier ceux de l’Accord de Paris.


Deux ans après que « l’Affaire du siècle » ait recueilli plus de 2 millions de signatures, la justice a jugé en février 2021 que l’État français avait commis une « faute » en se montrant incapable de tenir ses engagements de réduction des gaz à effet de serre (GES) pour la période 2015-2018.

Aujourd’hui des ONG et des experts dénoncent le Traité de la charte de l’énergie, signé en 1994 et peu connu du grand public, qui protège les investissements étrangers dans la production, l’exploration, la distribution de toutes les énergies au sein de l’Union européenne.

Le Traité sur la charte de l’énergie, c’est quoi ? (CNCD, 2020).


Cette protection permet aux investisseurs de saisir un tribunal d’arbitrage privé pour demander des compensations (d’un ordre de grandeur du milliard d’euros) à chaque fois qu’un gouvernement modifie, par ses politiques énergie-climat, la profitabilité d’un investissement. La pétition qui appelle l’Europe à sortir de ce traité frôle aujourd’hui le million de signatures.

Chez les plus jeunes, l’adolescente suédoise Greta Thunberg a initié des grèves de milliers d’élèves, exhortant les gouvernements à durcir les politiques de lutte contre le réchauffement climatique. D’autres lanceurs d’alertes dénoncent, outre les États, les secteurs économiques et financiers comme premiers responsables.

Toutes ces actions témoignent d’une prise de conscience, au sein de la société, de l’importance du climat, et du souhait que les acteurs institutionnels et économiques passent « de la parole aux actes ».

Mais la réussite souhaitée dans la lutte contre le changement climatique n’est-elle pas « l’affaire de tous » ?

Revenons ici sur les marges de manœuvre et les difficultés à surmonter par chaque type d’acteur pour que soient tenus les objectifs de la transition énergie-climat.

Pour les États, réduire l’écart entre les intentions, les actes et les résultats

Le bilan de l’action pour l’énergie et le climat en France est ambivalent : la multiplicité de dispositifs mis en place depuis les années 1990 – constituant autant de « feuilles de route » détaillées pour la transition – n’aura pas donné des résultats à la hauteur des objectifs.

Depuis le plan Messmer de 1974, qui avait marqué une entrée en mode technocratique dans l’ère nucléaire, les dispositifs institutionnels se sont multipliés.

D’une certaine manière, ils se sont aussi démocratisés : après les commissions énergie du Plan, il y eut le Grenelle de l’environnement sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le Débat national sur la transition énergétique sous celle de François Hollande, la Convention citoyenne pour le climat avec Emmanuel Macron.

La Convention citoyenne pour le climat dévoile 150 propositions. (France 24/Youtube, 2020).


Au plan technique, les feuilles de routes sont constituées, depuis 2016, par la programmation pluriannuelle de l’énergie pour un horizon d’une dizaine d’années et par la stratégie nationale bas carbone pour 2050.

Malgré ces efforts, et même si les évolutions vont dans le bon sens, les objectifs quantifiés ne sont pas atteints.

Le problème des États est qu’ils doivent mettre simultanément en place des éléments de dissuasion-incitation, dont fait partie la fiscalité environnementale, et des dispositifs réglementaires pour limiter, voire interdire, les solutions techniques et les pratiques qui vont à l’encontre de la politique poursuivie – comme l’interdiction à terme des chaudières au fuel ou des véhicules fonctionnant avec des carburants émetteurs de gaz à effet de serre.

Or la mise en œuvre de contraintes juridiques, comme celle des pénalités économiques (la taxe carbone), se heurtent à l’obstacle de l’acceptabilité sociale.

Le recours au financement public et aux subventions pour les solutions vertueuses est évidemment une solution sans douleur… sauf pour les finances publiques ; il faut donc en user avec maîtrise.

L’enjeu est bien de trouver le bon dosage entre la carotte et le bâton. Il faut notamment, en cas d’interdiction, faire en sorte que les alternatives soient orientées vers des filières offrant le plus fort potentiel d’économie d’énergie et de création d’emplois. Il faut aussi que ces alternatives soient accessibles à tous, avec des aides destinées en priorité aux ménages précaires et évitant les effets d’aubaine.

Dans tous les cas, un effort préalable d’information et de sensibilisation allégera, sans jamais les supprimer, les difficultés d’acceptabilité sociale.

Pour les collectivités locales, construire des feuilles de route précises

Que ce soit dans le domaine de l’habitat (pour la rénovation énergétique des bâtiments) ou dans celui des transports (pour la gestion des transports en commun), les collectivités locales se retrouvent en première ligne.

Le plus souvent, les intentions politiques sont clairement affirmées car peu de collectivités assumeraient de ne pas se soucier du climat. Le plus souvent également, les feuilles de route existent, notamment dans les plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET) qui constituent depuis 2019 une obligation légale pour les intercommunalités de plus de 20 000 habitants.

Ouvriers du bâtiment sur un chantier de rénovation
En 2018, la France s’est donné pour objectif la rénovation thermique de 500 000 logements par an. Shutterstock


Ces PCAET comportent en général quatre volets : un diagnostic, une stratégie territoriale, un plan d’action, un dispositif de suivi et d’évaluation des mesures. Si le diagnostic est en général pertinent parce que proche du terrain, la stratégie et le plan d’action se limitent souvent à la formulation de grands objectifs sectoriels pour la consommation d’énergie et les émissions.

Mais, surtout, les PCAET restent indicatifs et ne s’inscrivent pas suffisamment, comme le note « La Fabrique écologique », dans une logique de résultat.

Les raisons en sont multiples. Elles tiennent d’abord à la difficulté de construire des observatoires du plan climat adaptés, pour collecter et interpréter l’ensemble des données qui permettraient, non seulement de mesurer précisément les performances, mais surtout de comprendre ce qui marche, ce qui ne marche pas… et pourquoi. Peut-être aussi la « logique de résultat » placerait-elle les élus locaux dans une situation difficile, similaire à celle du gouvernement à l’échelon national.

Ces difficultés seront-elles surmontées par la récente mise en place, dans plusieurs communautés d’agglomération, de conventions citoyennes pour le climat locales ?

Pour les banques, investir massivement dans le « vert »

Le secteur de la finance n’est également pas épargné par les groupes de pression environnementaux qui le tiennent pour responsable de l’échec des politiques climatiques.

L’ONG Reclaim Finance dénonce ainsi le fait que la finance serve « principalement au développement de pratiques fondées sur la consommation d’énergies fossiles et la surexploitation des ressources naturelles ».

Dans le même temps, certains opérateurs du secteur des banques et surtout des assurances se rendent compte des risques liés au changement climatique et du retard pris. Ces risques découlent à la fois des coûts du changement climatique, coûts directs ou en termes de dédommagements, et des risques de perte de valeur boursière pour des entreprises trop dépendantes des énergies fossiles.

En 2015, avant la Conférence de Paris, le discours sur « la tragédie des horizons » de Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, avait marqué les esprits.

Extrait du discours du gouverneur de la Banque d’Angleterre, Marc Carney, en 2015.


Les banques centrales ont pris conscience de l’ampleur des défis et de la nécessité de ne pas sacrifier le long terme au court terme. En plus des risques financiers liés au changement climatique, les banques centrales et la BCE « réalisent qu’il menace aussi la stabilité monétaire, au cœur du mandat de la BCE, et la stabilité économique ». Fin mars 2021, la Banque de France se dotait d’un centre sur le changement climatique pour piloter son action.

De plus, la bourse et les banques sont appelées à faire davantage d’efforts pour intégrer les critères environnementaux sociaux et de gouvernance (ESG), car les citoyens sont de plus en plus nombreux à vouloir donner du sens à leur épargne.

À lire aussi : Que peut attendre l’épargnant de l’investissement « socialement responsable » ?

Alors que le livret de développement durable et solidaire ne donne pas plus de garanties que le livret A pour que l’épargne soit employée à la transition écologique ou à l’économie solidaire et sociale, les banques privées pourraient prendre le relais et développer des offres vertes et socialement responsables.

Pour les compagnies d’énergies fossiles, désinvestir et réinvestir

À la tête des entreprises qui devraient s’engager dans la lutte contre le changement climatique se trouvent bien évidemment les compagnies pétrogazières et charbonnières : elles sont placées devant un véritable défi existentiel qui doit les amener à sacrifier les activités qui ont fait leur raison d’être et leurs profits.

Leur prise de conscience a pris du temps et certaines, comme Exxon, on longtemps fait de la résistance et de la désinformation.

Mais la pression des nouvelles réalités financières se fait de plus en plus forte. Les investisseurs prenant davantage en considération les critères environnementaux sociaux et de gouvernance (ESG), les compagnies pétrolières ont connu de grosses pertes en 2020 dues notamment à la dépréciation de leurs actifs, amplifiée par la diminution de la consommation de pétrole due à la crise du Covid-19.

Les cours du pétrole dévissent de 30 %, du jamais vu depuis la guerre du Golfe de 1991. (France 24, mars 2020).


Nombreuses sont donc celles qui changent de cap et se présentent désormais comme des entreprises engagées.

Pour Total, la « neutralité carbone » est annoncée pour 2050 ; la stratégie repose principalement sur des investissements massifs dans l’énergie solaire et sur des collaboration avec de grands groupes, comme Microsoft. Sous la pression de certains groupes d'actionnaires, cette question sera au cœur de la toute prochaine AG du groupe.

Car, dans cette course au verdissement, le greenwashing est parfois de mise : le 8 mars 2021, Shell informait livrer sa première cargaison de « gaz naturel neutre en carbone »… grâce à un mécanisme de compensation en crédits carbone !

Pour l’ensemble des entreprises, être vraiment écoresponsables

Les autres entreprises doivent elles aussi intégrer les objectifs sociétaux et environnementaux à leurs objectifs économiques. Celles qui comprendront ces enjeux et maîtriseront les différents profils de consommateurs grâce au développement de nouveaux produits ou services seront celles qui créeront le plus de valeur pour l’entreprise et pour la société.

L’étude ZEN-2050 identifie dans cette perspective les conditions de succès de la transition vers le zéro emissions nettes.

Plusieurs chaires d’enseignement supérieur, comme « Energy for Society », explorent d’autre part les conditions d’une bonne convergence entre activités entrepreneuriales et mobilisation des citoyens.

Le risque est ici, pour les entreprises comme pour les banques ou compagnies d’assurance, que les engagements ne soient que de façade, et ne servent qu’à verdir leur image. Il est donc nécessaire que les ONG, think tanks et observatoires de la transition puissent contrôler, certifier et, le cas échéant, dénoncer les dérives.

Pour les citoyens, contribuer à son juste niveau

Selon l’enquête de la Banque européenne d’investissement, 40 % des Français pensent que la lutte la plus efficace contre le réchauffement climatique passe par des changements individuels « radicaux » dans les habitudes de consommation et de transport.

Or, aujourd’hui, un Français ne pourrait réduire son empreinte carbone que d’environ 20 % (40 % pour les plus engagés) en adoptant un mode de vie énergétique plus sobre et en investissant dans l’efficacité énergétique. Cette contribution individuelle et citoyenne, qui peut par ailleurs être coûteuse pour de nombreux ménages, est nécessaire mais elle n’est pas suffisante pour atteindre la neutralité carbone.

Ce n’est qu’en s’inscrivant dans une transformation portée par tous les acteurs de la société que l’action citoyenne pourra être décuplée et l’empreinte carbone de chacun significativement réduite.

Un des exemples les plus clairs est celui des systèmes de transport : ce n’est qu’avec des transports en commun confortables et sûrs que l’on peut demander aux citoyens d’abandonner leur véhicule individuel (quand ce n’est pas un vélo). La sobriété collective est la condition de la sobriété individuelle.

La crise de la Covid-19, malgré tous ses aspects dramatiques, apportera-t-elle de nouvelles perspectives avec des changements dans les styles de vie et leur répercussion sur les consommations d’énergie ? Il faudra s’interroger sur le caractère pérenne ou non des changements intervenus dans la crise sanitaire : télétravail, commerce, tourisme…

L’horizon d’une fiscalité révisée

Comment les politiques publiques peuvent-elles induire et guider de manière cohérente l’ensemble des changements évoqués ?

Au cours de l’exercice difficile qui a été demandé à la Convention citoyenne pour le climat, la question du prix ou de la taxe carbone a été très rapidement éliminée par les citoyens eux-mêmes. Il est alors logique qu’elle n’apparaisse nulle part dans les 149 mesures constituant le programme d’action qui permettrait d’atteindre l’objectif de réduction des émissions pour 2030.

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N’est-ce pas la grande occasion manquée ?

Le mouvement des « gilets jaunes » avait clairement mis en lumière les difficultés de la mise en œuvre de mesures perçues comme punitives, alors même qu’une partie importante de la population vit dans de grandes difficultés économiques. Pour autant, la vision des économistes, fondée la taxation des activités polluantes comme moyen de régulation, dans un système préservant autant que faire se peut la liberté des individus, doit-elle être définitivement répudiée ?

Pour concilier cohérence et efficacité, il faudra sans doute passer par une fiscalité environnementale révisée.

Mais l’expérience nous enseigne qu’il faudra alors réunir trois conditions : tout d’abord, que la taxe ne soit pas l’unique levier de l’action publique, car celle-ci doit aussi mobiliser d’autres instruments ; ensuite, que l’utilisation des recettes soit transparente ; enfin, que l’on s’assure que les plus défavorisés ne perdront pas au change dans une modification structurelle des systèmes de prix, qui reste malgré tout indispensable pour la transition.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le25 mai 2021
Mis à jour le25 mai 2021