L'objet de mes recherches : Yves Citton

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Yves Citton est professeur de littérature française du 18e siècle et archéologue des médias. Il mène ses recherches au sein de l'Unité mixte de recherche LITT&ARTS.


La boite à questions

Vous êtes professeur de littérature. Quel rapport entre l’archéologie des média et la littérature française du XVIIIe siècle ?

Yves Citton : il y a deux rapports, je dirais. Le premier est un peu opportuniste. Les études littéraires en France, comme aux Etats-Unis et dans pas mal de pays occidentaux, sont en perte de vitesse. Etudier les Lettres comme on les a étudiées pendant une centaine d’années ne me semble pas être la meilleure façon de défendre la littérature. Ce qui s’est développé en Allemagne et dans les pays anglo-saxons et scandinaves sous le terme d’archéologie des média, donne une façon de faire ce que j’aime, à savoir, lire des textes anciens et de les re-problématiser dans un cadre permettant de dialoguer avec des gens qui travaillent sur des questions politiques, sociales, anthropologiques, médiatiques, etc.. Il m’a semblé intéressant de prendre des petits auteurs comme Tiphaigne de la Roche et d’essayer de voir, à travers une interprétation littéraire de leur travail, comment on pouvait penser différemment des problèmes contemporains.
Il me semble aussi très important de mieux comprendre ce que sont et ce que font les médias. Nous baignons dans des univers médiatiques qui nous influencent. L’archéologie des média resitue les mass-médias (radio, télévision, etc.) et le numérique dans une perspective de très long terme. J’espère pouvoir apporter quelque chose en étudiant la façon dont des textes du passé nous peuvent enrichir la façon dont on pense les médias aujourd’hui. Quels sont les imaginaires médiatiques qui se sont succédé ? Dans lequel baigne-t-on maintenant et que peut-on apprendre de ceux qui nous viennent du passé ?

Quelle est la différence entre archéologie des média et histoire des médias ?

Y. C. Si je voulais faire de la polémique, je les opposerai en disant que l’histoire des médias repose sur des postulats téléologiques ou de progrès : plus on avance, mieux c’est. C’est vrai que le télégraphe communique plus vite que des gens avec des chevaux et du papier. C’est vrai qu’on parle plus facilement avec un téléphone qu’avec un télégraphe. C’est vrai qu’avec Internet, on peut communiquer du son et des images de façon instantanée et décentralisée. En même temps, en lisant l’histoire des médias à travers une vision du progrès, on raisonne en termes de succession. Et ce n’est pas faux de dire qu’il y a de nouveaux médias qui tuent les anciens. Mais la plupart du temps, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Les médias se superposent les uns aux autres. On a dit : le téléphone va éliminer l’écrit. Eh bien non, on fait des SMS, on retourne à l’écrit sur les téléphones. Les SMS, c’est une sorte de retour au bon vieux télégraphe (transformé). L’archéologie des média nous dit : regardons ce que nous faisons maintenant et nous allons retrouver des couches qui remontent au XVIIIe siècle ou aux Grecs… Toutes ces couches sont superposées et continuent de s’influencer les unes les autres. On ne pense plus alors en termes de progrès. Il y a souvent des choses qui se sont développées qui sont moins bonnes que d’autres qui ont avorté. Par exemple, ce qu’on se fait à travers les tablettes et les smartphones est une calamité absolue !

Qu’est-ce qui serait mieux que les smartphones ?

Y. C. Une machine qui fonctionne un peu moins comme une "boîte noire". L’un des grands problèmes des médias numériques, c’est qu’on ne peut pas aller dedans. Certaines personnes peuvent le faire si elles savent coder et si c’est en open source, mais Apple verrouille tout pour qu’on ne puisse pas bricoler à l’intérieur. Avec les jeunes générations, il faudrait pouvoir soulever le capot et voir ce qu’on peut faire comme nouveau petit programme. Je suis professeur de littérature, mais aujourd’hui, je me sens parfaitement analphabète parce que je suis incapable de coder. Dans quelques années, quelqu’un qui est incapable de coder sera aussi analphabète que quelqu’un incapable de lire.

Le numérique révolutionne notre manière de penser. Pour le meilleur ou pour le pire ?

Y. C. Le grand intérêt de l’archéologie des média, c’est d’essayer de distinguer, dans le numérique par exemple, ce qui est vraiment nouveau de ce qu’on croit être nouveau, mais qu’on trouvait déjà en 1750 et de revisiter ce qui nous arrive à travers le numérique en remontant aux origines des machines à calculer, à Turing, à Babbage, à Leibniz, à Pascal… Il y a un roman génial de la fin du 18e siècle qui s’appelle Le manuscrit trouvé à Saragosse [ndlr : écrit par Jan Potocki] dans lequel un personnage qui s’appelle Velasquez a le projet est de tout transformer en chiffres : l’amour, les passions, l’histoire, etc. On voit dans ce livre des fantasmes qu’on retrouve chez Alan Turing au milieu du 20e siècle et qu’on retrouve aujourd’hui dans cette numérisation qui transforme tout en digits, en 0 et 1. Qu’est-ce que cela implique ? Quels sont les risques associés ? Qu’est-ce qui se perd ? Qu’est-ce qui se gagne ? Ces problèmes se posent tous les jours. Le numérique, c’est quelque chose d’énorme qui nous arrive. Tiphaigne de la Roche dans La Giphantie décrit un procédé qui ressemble beaucoup à la photographie. À l’époque où s’invente la chimie moderne des éléments, il décrit un imaginaire merveilleux qui pousse l’analyse de tout et n’importe quoi en éléments de bases, qu’on peut recombiner - « synthétiser » -, ensuite à sa guise, ce qui nous fait entrevoir la puissance énorme de la technologie, mais sur un ton satirique qui nous fait voir aussi ce qu’on perd. Cet équilibre me semble très utile pour penser le numérique. Que s’est-il passé au cours des vingt dernières années ? On a d’abord été dans l’imaginaire merveilleux : "Ca va nous libérer des massmédias". Maintenant, on est dans le mode inverse : "Ce n’est que des plateformes qui nous contrôlent". On est passé de la merveille à l’horreur. La beauté des gens comme Tiphaigne de la Roche, c’est qu’ils voient les deux aspects : dans chaque technologie, il y a des choses admirables et il y a des choses funestes.

Publié le28 avril 2016
Mis à jour le8 février 2017