The Conversation : " 'Cloud Gate' d’Anish Kapoor, la sculpture-miroir qui reflète la finitude du monde"
J’ai vu Cloud Gate deux fois en quelques années et je ne m’en lasse pas. Cette œuvre a d’abord été un défi technologique. Ce miroir en forme de haricot géant, posé sur le sol, est composé de 168 plaques d’acier inox soudées. Il est haut de 10 mètres pour une base de 20 m x 13 m. Et il faut bien cela pour prendre sa place dans le Millenium Park et pour réaliser l’ambition du projet.
Le haricot joue avec la lumière et mélange tous les reflets de Chicago, de jour comme de nuit. La ville se prête formidablement au jeu, avec sa géographie très simple. D’un côté le Midwest, le plat pays américain sur des distances infinies. Inouï pour un français qui vit dans un pays où tout change en quelques dizaines de kilomètres. Là, rien ne change pendant des heures et des heures de route. De l’autre côté, le lac Michigan. Une surface d’eau équivalente à un dixième de la surface de la France. De l’eau jusqu’à l’horizon d’un côté, et de l’autre, des champs de maïs sans fin. Le ciel au-dessus. À côté du Millenium Park, au bord du lac, la ville de Chicago se dresse, avec sa skyline, surgissement de gratte-ciel dans ce monde plat. Ici, plus de 100 buildings culminent à plus de 150 mètres, le plus haut atteignant les 442 mètres. La nuit, c’est simplement magique.
Dans cet écrin, selon la position que vous adoptez, Cloud Gate devient le miroir que vous vous choisissez. Vous pouvez mélanger les éléments à votre guise : le ciel, la ville, l’espace au-dessus du lac et bien sûr les gratte-ciel. La nuit, le jour. Par beau temps ou pas. Vous pouvez être dans l’image que vous avez construite ou pas. À votre guise. C’est simple. Passez même dessous pour tout masquer si vous le souhaitez ! Les milliers de photos disponibles sur le web doivent à peu près rendre compte de l’ensemble des possibilités.
L’optique géométrique, règle du jeu avec la lumière
Les miroirs et les lentilles sont deux piliers de l’optique géométrique. Ils sont des outils de base qui permettent de changer la direction des rayons lumineux. Indice optique et lois de Snell-Descartes sont des éléments théoriques essentiels de l’optique géomètrique : transmission, réflexion et réfraction.
Ce que l’on veut regarder, la manière d’observer, déterminent la façon dont on va construire et assembler ces éléments optiques. Les astronomes et les microscopistes dans les laboratoires sont des professionnels à ce jeu. Anish Kapoor aussi. Mais quiconque joue avec la lumière ne le fait pas sans conséquence. Elle apporte dans nos yeux de l’information en images sur le monde à la vitesse… de la lumière. Avoir accès à cette information, la voir, a le pouvoir de changer nos vies. Nous le savons tous, à une époque où les images sont de plus en plus présentes.
Les miroirs et les lentilles nous permettent de voir à différentes échelles : de l’infiniment grand avec le télescope spatial Hubble à l’invisible autour de nous avec les microscopes optiques. L’imagerie à différentes échelles constitue un des enjeux majeurs de la science depuis toujours. C’est une préoccupation explicite chez Anish Kapoor aussi. Il a même abordé la sculpture à l’extérieur avec cette idée, et a donc fini par construire des miroirs courbes. Pour un physicien, cette démarche est une évidence. Ce qu’il en fait au plan artistique est bluffant.
Le télescope de Galilée change la vision de l’univers
L’exemple le plus célèbre de ce jeu, dans lequel un instrument d’optique porte le regard de l’homme brutalement au-delà du quotidien visible, est l’observation de la Lune dans le ciel par Galilée avec sa lunette en 1609. Deux références permettent de situer l’importance de l’événement. Il faut tout d’abord revenir au Messager des Etoiles écrit par Galilée. Il s’agit en fait de la toute première page :
« Grands, assurément, sont les sujets qu’en ce mince traité je propose à chacun de ceux qui observent la Nature, afin qu’il les examinent et contemplent. Grands, dis je, d’abord en raison de l’importance de la matière même, ensuite en raison de sa nouveauté inouïe au cours des siècles, enfin, également, à cause de l’Instrument grâce auquel ces sujets sont offerts à notre perception. »
Physicien expérimentateur, je reste sensible au I majuscule de « instrument ». Comme enseignant, j’ai toujours noté le « … sont offerts à notre perception ». Le résultat de l’observation est à la page suivante. À son corps défendant, le regardeur de l’époque certainement persuadé que la Lune est une sphère céleste idéale, ne pourra pas ne pas voir qu’elle est comme la Terre, « couverte de tous côtés d’énormes protubérances, de creux profonds, et de sinuosités. » Trop tard, dit en substance Galilée, « fallait pas regarder »… Au choix, regardez ou ne regardez pas. À votre guise, mais regardez la Lune dans la lunette, et elle perdra immédiatement son statut de sphère idéale pour devenir terreuse, c’est-à-dire un astre comme la Terre. Votre vision du monde et de l’univers en sera irrémédiablement transformée, écrit Galilée.
La philosophe Hannah Arendt, dans La Condition de l’homme moderne, souligne la rupture radicale que cette expérience de Galilée introduit. Pour elle, trois événements fondent la modernité : la découverte de l’Amérique, la Réforme et l’invention de la lunette astronomique. Elle insiste particulièrement sur cette dernière invention et sur son utilisation par Galilée :
« Ce que fit Galilée, ce que personne n’avait fait avant lui, ce fut d’utiliser le télescope de telle façon que les secrets de l’univers fussent livrés à la méconnaissance humaine avec la certitude de la perception sensorielle. »
On ne joue pas impunément avec la lumière : elle ouvre des portes, nous transporte très loin comme le montrent aujourd’hui les images du télescope Hubble qui fait venir à nous le lointain et nous révèle l’incroyable diversité de l’univers.
Avec le Cloud Gate d’Anish Kapoor, retour sur Terre
Dans ce contexte qui allie la capacité technique d’observation et ses implications bouleversantes pour la vision que l’homme a de sa situation sur Terre et dans l’univers, comment aborder le travail d’Anish Kapoor avec les miroirs ? Dans le livre I have nothing to say/Je n’ai rien à dire, Anish Kapoor insiste sur le lien entre ses miroirs et leur lieu d’installation, l’espace qu’ils ouvrent en relisant le monde autour d’eux.
Chicago, avec cette géographie élémentaire, une plaine et un lac tous deux immenses, et un paysage urbain magnifique construit par l’homme, semble fait pour accueillir Cloud Gate. La sculpture, dans un dialogue avec les gratte-ciel qui installent la verticalité dans cet espace plat, est un instrument qui permet à chacun de jouer de la lumière pour proposer tous les mélanges, toutes les distorsions, toutes les reconstructions de ce paysage.
C’est un nouveau « scope » qui, par distorsion et dilatation, change le regard sur notre place dans le monde. Cette sculpture travaille les éléments du paysage autour du regardeur, en change sa perception. Le ciel est à nos pieds mais aussi la Skyline et l’on se trouve en proximité immédiate avec le massif des constructions derrière Michigan Avenue. Notre attention se trouve concentrée sur ce qui nous entoure immédiatement. Le contraste avec l’analyse de l’observation de la Lune par Galilée et sa lunette, faite par Hannah Arendt, est alors radical :
« [Dans] tous les cas, nous manions la nature d’un point de l’univers situé hors du globe. Sans nous tenir réellement en ce point dont rêvait Archimède, liés encore à la Terre par la condition humaine, nous avons trouvé moyen d’agir sur la Terre et dans la nature terrestre comme si nous en disposions de l’extérieur, du point d’Archimède. Et au risque de mettre en danger le processus naturel de la vie nous exposons la Terre à des forces cosmiques, universelles, étrangères à l’économie de la nature. »
On ne joue pas sans conséquence avec la lumière…
Nous revenons sur Terre, mais nous avons changé d’époque et de monde. À l’exception peut-être de Elon Musk, nous savons tous que ce monde est fini et que c’est le seul possible.
Sculpter son environnement
Il reste la simplicité du dispositif et de son fonctionnement. Grâce à cette œuvre, chacun peut construire l’image de Chicago qu’il va photographier. À la différence du télescope de Galilée, le regardeur installe sa propre présence, en ce qu’il choisit sa place et celle des autres lors de la construction de l’image. Pour un instant, il devient le sculpteur de son propre environnement, il produit sa propre représentation éphémère de son environnement.
Il faudra écrire un jour comment la découverte des exoplanètes vient à nouveau changer notre regard sur la Terre et sur nous même… quand un artiste s’en sera emparé.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Mis à jour le19 septembre 2018
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L'auteur
Professeur de physique
Université Grenoble Alpes