"Va, Toto !" : le cinéaste Pierre Creton fait écran commun avec les animaux
Le titre du film Va, Toto ! de Pierre Creton – en salles ce mercredi 4 octobre – est une fantaisie homophonique qui donne le ton de cette fiction imbriquée dans un réel documentaire, intime et commun.
Le titre associe les premiers mots du film – ceux que le personnage de Madeleine adresse au petit marcassin qu’elle a recueilli – à un lieu de vie et de cinéma : Vattetot. Plus exactement, la commune de Vattetot-sur-Mer, dans le pays de Caux (Normandie) où vit le cinéaste et ouvrier agricole Pierre Creton ; son trajet dans Va, Toto ! passe bien sûr par son activité de réalisateur, mais aussi celle de vacher de remplacement qui préside à une partie de ses rencontres.
C’est pourtant loin de la Normandie que Va, Toto ! – Vattetot a été sans cesse prononcé en juillet 2017 par les spectateurs du 28e Festival International du Cinéma de Marseille (FID) où il a été projeté pour la première fois. Le film avait alors à la fois séduit et mobilisé beaucoup d’échanges cherchant à appréhender cette expérience de cinéma, à la fois étonnante et attachante.
À la campagne
Pierre Creton vit donc à la campagne, avec les paysans et a fait de Vattetot le foyer de son cinéma.
Depuis son premier film projeté au FID et distribué en salles, Secteur 545 (2004), le cinéaste envoie très régulièrement des visages, des présences, des voix et des paysages du Pays de Caux (depuis Benouville, puis Vattetot). Ce qui n’empêche pas un personnage de Va, Toto ! d’introduire une ample échappée dans un autre territoire, Shimla en Inde, mais avec des questions au fond très proches de celles qui fleurissent dans le Pays de Caux : la proximité et la vie avec les animaux, la manière dont ils partagent nos sommeils et, par leur silence relatif, laissent parfois la place à des mots, souvent liés à nos maux et à nos désirs.
Tandis que les autres diplômés de l’école des Beaux-Arts du Havre son partis à Paris, Pierre Creton a approfondi son « métier de vivre », en même temps qu’une manière de faire du cinéma. Dans son livre Vie en pays de Caux (2010) aux éditions Capricci, qui regroupe des notes, textes et dessins à propos de trois de ses films, il écrivait : "Il s’agit pour mon propre parcours d’être à la fois artiste et ouvrier agricole, activités dans lesquelles j’ai trouvé […] mon équilibre social, économique, psychologique, érotique."
Toutefois, plutôt que le retrait de la solitude et du repli, sa vie et ses films sont davantage du côté du multiple. Une constante de son cinéma est l’ouverture à d’autres voix, d’autres vies qui disent aussi la sienne. Son existence comme ses films se construisent à travers et avec les habitudes, les rêves, les fantasmes, les douleurs et les désirs des autres. Animaux compris !
Tissage des relations
Dans la séquence d’ouverture de Va, Toto !, Madeleine (Ghislaine Paul-Cavallier) enjoint Toto à rejoindre le jardin. Elle n’appelle pas ainsi son chien, pourtant bel et bien dans le plan, mais un marcassin qui s’empresse d’entrer en scène par l’espace d’une chatière.
Dans les plans suivants, Pierre (le cinéaste Pierre Creton) dort, puis se réveille. Madeleine et Toto – qu’elle nourrit, alors qu’il a pris une corpulence imposante – seront les modèles du cinéaste. Bien entendu, chasseurs et gardes-chasse cherchent à intervenir. Toto sera séparé de Madeleine, le cinéaste devra totalement redéfinir son un rapport avec ce modèle humain isolé.
Car Toto est le déclencheur d’une unité et d’une multiplicité filmique : son arrivée chez Madeleine est la raison du démarrage du film, de sa rencontre avec Monette et, plus largement, du début d’un tissage de relations entre l’homme et l’animal, entre désirs et rêves offerts aux interprétations modulables.
Vincent côtoie les singes en Inde, Joseph, un paysan du coin, les chats. Un souvenir réunit aussi ces personnages aux prises avec le silence peu ou prou affectueux des bêtes : les coups donnés par le père.
Communes voix, communs écrans
Si on entend la voix de Madeleine appeler Toto au tout début du film, le timbre est mystérieusement tout autre à l’occasion de nombreux monologues intérieurs. La voix de l’actrice Françoise Lebrun vient investir, de l’extérieur, le personnage de Madeleine et son intériorité.
Ce choix d’un dédoublement par une voix intérieure distincte (il ne s’agit donc d’un classique « doublage ») est étendu à tous les personnages : la voix intérieure de Vincent est dite par l’acteur Jean?François Stévenin. Les mots intérieurs de Pierre sont lus par Grégory Gadebois, ceux de Jospeh par Rufus…
Le choix est assez radical, mais la nature littéraire des textes insuffle toute sa précision et sa poésie au film. En réalité, un texte littéraire commun semble travaillé, avec des corps, des lieux, des voix et des animaux multiples.
Un second aspect est particulièrement remarquable dans le nouveau film de Pierre Creton : les écrans sont divisés, mais pour mieux travailler le commun. Les séquences avec Madeleine et Toto recourent ainsi fréquemment au split-screen (« écran divisé »). Non pas pour dresser une frontière entre l’homme et l’animal, puisque des passages peuvent exister, mais plutôt pour décentrer la seule perception humaine et créer une autre modalité qui permet de signifier la coexistence de mondes différents.
Au-delà du split-screen, Va, Toto ! recourt également aux cadres dans le cadre, à l’aide d’une fenêtre, qui sépare le champ en deux parties. Un personnage humain dort dans une partie de l’image, l’animal apparaît dans l’autre. Vincent dort, alors qu’un singe surgit et s’amuse dans sa chambre d’hôtel…
L’attrait de la littérature
Il faut signaler avec la sortie de Va, Toto ! en salles, la parution d’un livre chez Post-Editions. Car si le cinéma de Creton se caractérise par la mesure de chaque geste, son écriture passe par sa précision de chaque mot, la pesée de chaque phrase.
On retrouve dans ce livre une grande part des textes qui constituent les voix intérieures du film, sans pour autant que les récits se superposent exactement. Dans ce livre, Pierre Creton n’est pas seul, il est accompagné par une philosophe (Mathilde Girard) et un écrivain de cinéma (Cyril Neyrat) qui livrent deux très beaux textes à propos du film et du livre.
Au fond, le ton des voix intérieures ressemble à celui de lectures. On se souvient alors de Maniquerville (2009), dans lequel une actrice, précisément Françoise Lebrun, proposait des lectures de Proust avec une élégance inénarrable, pour des personnes en maison de repos.
Et un autre livre pourrait être compris comme une prémisse à Va, Toto ! Il s’intitule Une Honte. Essai sur une image de soi (2014) dans lequel Pierre Creton laisse la parole à des proches, philosophe, psychanalyste, photographe, ami, afin de décrire avec leurs mots une photographie d’enfance où on le voit, regardé par son père, poser avec la main sur la tête d’un animal mort à la chasse.
Il y aurait encore beaucoup à dire et à vanter à propos du film de Pierre Creton. Il possède à la fois une grande simplicité – celle de la grâce et de la malice des humains et des animaux qu’il côtoie – et une inventivité de la forme filmique, sans toutefois imposer un dispositif figé. Il ouvre plutôt à des mondes pluriels, puisque communs.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Mis à jour le4 octobre 2017
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