The Conversation : "Comment mettre de l’école dans le smartphone ?"
Les smartphones n’ont pas été faits pour l’école. Dix ans après avoir envahi le monde, ils laissent toujours les enseignants désemparés.
Pourtant, j’ai beaucoup utilisé les Smartphones pour enseigner à l’université Grenoble Alpes – l’université de Bordeaux appelle ce programme « Smartphonique ». Résultat : des centaines d’étudiants concernés chaque année, à l’image de ceux qui mesurent avec deux Smartphones l’effet Doppler, à vélo au milieu du campus. En fait les scientifiques, à l’université, voient cet appareil d’abord comme un laboratoire de poche, un paquet de capteurs qui mesurent en permanence tout ce qui touche à notre perception (mouvement, son et lumière), et envoie donc des masses de données qui nécessitent un solide traitement scientifique pour les utiliser. Les physiciens ont littéralement déconstruit les Smartphones en court-circuitant l’interface utilisateur, qui est le triomphe des designers. Ils l’ont remplacé par un traitement et une représentation scientifiques des données des capteurs au service de leurs objectifs pédagogiques. À la fin, c’est toujours un Smartphone, mais au service de l’enseignement des sciences. Grâce à cet outil, on peut faire de la science comme on veut, quand on veut et où on veut, et à moindre coût.
Ainsi, de nouvelles interfaces utilisateurs ont été créées au service de l’enseignement expérimental des sciences : par exemple PhyPhox en Allemagne, Physics Toolbox aux USA et PhoneLabs en Australie. Dans mon cas, avec le CRI Paris à l’université Paris Descartes, il s’agissait d’une interface « Physique du mouvement » base du MOOC Smartphone PocketLab. Mon approche a été influencée par des entreprises comme Withings. Créer de nouvelles interfaces utilisateurs (I.U.) à partir des données des capteurs, c’est d’abord du design. Ces entreprises travaillent d’abord pour le sport et la santé. Où en êtes-vous de votre poids, de votre activité physique comme la marche, de vos heures de sommeil, voire de votre tension ? Un rapide coup d’œil sur un écran vous permet d’apprécier précisément la situation. L’introduction des nombres des unités est là, la science n’est alors pas loin. C’est le pas que je franchis avec d’autres scientifiques.
Alors pourquoi à l’université et pas au collège ?
Un étudiant est d’abord le résultat d’années d’école, de collège et de lycée. Grâce à cette préparation, mettre de « l’université dans le Smartphone » permet de créer, sans risque, de nouvelles perspectives pédagogiques fascinantes. Mais c’est en fait à l’école et au collège que la vraie partie est en train de s’engager, interdiction ou pas. Et elle est considérablement plus difficile à jouer avec des enjeux qui dépassent l’enseignement scientifique. Car la technologie ambiante travaille les mêmes fondamentaux que l’école : connaissance, motivation, attention, temps et durée, espace et lieux, être ensemble… mais pas du tout avec les mêmes objectifs. Pour l’enseignant, il s’agit en effet de prendre le temps, de détailler, d’approfondir, matinée après matinée, semaine après semaine, année après année, et bien sûr d’apprendre ensemble.
Le Smartphone, un outil pédagogique pour l’école du futur
Depuis plus de 10 ans, la technologie percute de plein fouet ces fondamentaux. Les collègues du primaire ou du secondaire sont en première ligne et ne peuvent pas seuls faire cette prise de judo à la technologie pour ensuite travailler avec elle. Il faut être avec eux pour mettre « l’école dans le Smartphone ». C’est à mes yeux l’objectif fondamental. L’école prépare au monde. Avec des milliards d’appareils, le monde est aujourd’hui numérique. Le choix est fait. Une raison de rester optimiste : comme la technologie ambiante travaille les mêmes questions que l’école, c’est-à-dire finalement apprendre et construire notre façon d’être ensemble au monde, elle intègre en elle un potentiel inouï en termes de pédagogie.
Mais quant à me lancer là dedans avec mes élèves…
Tout le monde le sait, cet appareil nous donne accès à toutes les connaissances, partout et à chaque instant. C’est beau comme l’antique, sauf que c’est l’inverse qui se produit : le Smartphone s’installe dans une école qui n’en peut mais. Et qui réussit à accompagner aujourd’hui les adolescents dans leur vie sur les réseaux plusieurs heures par jour ? Comment fera-t-on pour construire à partir de ce potentiel, un accompagnement éducatif des élèves ? Le rythme imposé par le développement du numérique ambiant est littéralement insoutenable pour le système éducatif. L’inquiétude que j’ai vue dans les yeux de professeurs des écoles à ce propos au cours d’un atelier de formation à Grenoble m’a marqué. Donc, si cette interdiction permet de prendre le temps de construire les nouveaux écosystèmes nécessaires, tout en offrant aux enseignants la capacité de rentrer dans le jeu, elle peut être une aide bienvenue. Mais si elle nous fait croire la question réglée, on se prépare des jours difficiles…
En Chine aussi
Je suis Professeur invité à l’Université Tsinghua sur son site de Shenzhen, une capitale internationale de la technologie aujourd’hui. Lors de chacun de mes séjours, je visite SEEED Studio. C’est une entreprise de produits et de services électroniques notamment, pour les Makers. Elle m’intéresse, car elle lance une nouvelle entreprise CH MAKER Ed dont le projet unique est de rendre évidente la manipulation de la technologie ambiante par les enseignants et les élèves. Le produit est un kit basé sur des capteurs, des données, du code, et des « displays ». Les « displays » sont les systèmes de représentation audio-vidéo des données comme des écrans, LED, haut-parleurs, vibreurs… Le but, c’est d’entrer dans le monde de la technologie sans rencontrer immédiatement une marche infranchissable. Car finalement, s’il n’y a besoin d’aucune formation technique pour utiliser des Smartphones, pourquoi en faudrait-il une ici ?
Habituellement quand on veut mettre ensemble un capteur, un processeur et un « display », cela demande au minimum de manipuler des composants, et un paquet de câbles pour faire des connexions. Pour un néophyte sous pression, comme le sont la plupart des professeurs des écoles avec leurs élèves, c’est brutalement insurmontable. Avec des connecteurs aimantés et versatiles, Ch Maker produit un jeu de construction. Chaque étape prend une seconde et on peut tout changer la seconde suivante sans aucun risque ni pour le manipulateur ni pour le matériel. Toutes les configurations sont permises. Ensuite, comme toujours, mettre en route le capteur, le transfert des données et leur représentation par un « display » demande d’écrire un programme et de l’implanter dans le système. Mais écrire des lignes de code est en réalité un vrai repoussoir. On y laisse un temps infini. Même quand ça finit par marcher, l’attention a été trop focalisée sur les détails qui bloquaient. En fait on a ainsi surtout appris ce qui devient rapidement obsolète. En se basant sur un environnement directement dérivé de Scratch, coder devient ici une manipulation virtuelle et logique de blocs qui représentent le capteur et le « display » réels sur l’écran de l’ordinateur. Aucune ligne de code à écrire.
Le kit et le Smartphone
Que fait un Smartphone au fond ? Il étend notre perception et notre connaissance du monde et des autres, et accroît prodigieusement nos capacités de communication à distance. Il le fait avec ses capteurs (accéléromètre, gyroscope, magnétomètre, caméra, micro…) et avec ce qu’il donne à voir (écran) et à entendre (haut-parleur, écouteur…) ici ou n’importe où, instantanément ou n’importe quand, grâce à la 2G, 3G, 4G… au wifi, et au Bluetooth. Jouer avec les kits type SEEED Studio, c’est d’abord littéralement manipuler à la main tous ces éléments internes d’un Smartphone et ensuite, par le code, les reconfigurer en un assemblage intelligent (toujours plus intelligent, car l’I.A. est en vue) pour explorer la place si importante qu’ils prennent dans nos vies. Voilà pourquoi j’ai été tellement impressionné par ce projet d’entreprise qui vise explicitement ce créneau au niveau mondial.
Pour quels usages pédagogiques ?
Comment apprend-on avec ce type d’appareils ? Comment créer des environnements pédagogiques autour de ces outils ? Évidemment, aucun des producteurs de kits ne peut faire ce travail seul, mais les enseignants ne le peuvent pas non plus. C’est vraiment une innovation pédagogique qui nécessite l’association de multiples regards et compétences. Côté technique, SEEED Studio est un exemple. Il y en a d’autres (littleBits, micro :bit…). Tous ces kits ouvrent un espace immense d’exploration où jouer avec la lumière, la couleur, le son, le mouvement, le toucher, le contact, la parole, la musique, le dessin, l’écriture… La mémorisation, la capture du mouvement, les écrans, les haut-parleurs vont permettre toutes les formes de représentation interactives. En fait nous utilisons tout cela déjà tout le temps mais sans vraiment y penser, car nous ne sommes que des utilisateurs pressés, et pas des acteurs. L’école peut faire de nous des acteurs conscients dans ce monde digital mais il faut lui en donner le temps. Mettre de « l’école dans les Smartphones », c’est un immense chantier ouvert à tous.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Mis à jour le18 octobre 2018