The Conversation : "Antarctique : comment on organise une exploration scientifique en milieu hostile"
Les « polaires » connaissent tous cette histoire incroyable de l’Endurance, ce monument épique de la survie en milieu hostile, de la traversée inconcevable en barque entre l’île inhospitalière et glacée de l’Éléphant et la Géorgie du Sud. Cette expédition fût une prouesse (une histoire de survie exemplaire sous le commandement de Shackleton) dans un échec (aucune traversée n’aura lieu).
Un siècle plus tard, se lancer à l’assaut de l’Antarctique demeure une aventure un peu folle, qui exige des années de préparation. Entre le 23 novembre 2019 et le 5 février 2020, une équipe que je coordonnais s’y est risquée, à l’occasion du raid East Antarctic International Ice Sheet Traverse (EAIIST). Le trajet, établi à partir de l’analyse de cartes satellites, s’est décomposé en 34 jours de conduite à 12 km/h de moyenne, 19 jours d’arrêt technique à Cap Prud’homme et Concordia et 26 jours d’arrêts « science ».
Huit ans de préparation, deux mois d’expédition et 3300 kilomètres aller-retour. Un an après, voici quelques leçons tirées de cette expérience hors du commun.
De la préparation… et de la chance
Un raid de trois mois en Antarctique ne s’improvise pas. La genèse du projet remonte à 2011 ; 8 ans auront donc été nécessaires pour préparer ce voyage. Huit années ponctuées d’innombrables réunions, d’échecs, d’échanges, de crises aussi. Le retrait d’un de nos partenaires du projet nous a, par exemple, forcés à modifier le parcours. Quant aux difficultés d’acheminement du matériel à cause de la glace de mer, elles nous ont contraints à décaler d’une année notre projet. Il ressort de cette expérience qu’une préparation longue, bien en amont et minutieuse par des personnels aguerris et expérimentés, est une condition sine qua non pour la réussite d’une telle entreprise.
Malgré tout cela, je mesure aussi combien la chance joue dans une telle expédition. La préparation réduit les aléas, mais ne les élimine pas. Nous avons dû faire face à la casse d’un moteur de tracteur, puis à la rupture d’un timon et d’un essieu de traîneau, autant d’éléments centraux à la progression du convoi. Par chance, ces problèmes techniques sont arrivés une fois le programme scientifique effectué, sur le chemin du retour. L’expérience des mécaniciens aguerris aux conditions polaires et leur habilité à trouver des solutions au milieu de rien ont permis d’éviter tout abandon de matériel.
Que ces avaries aient lieu en plein milieu du programme scientifique et ce sont toutes les cartes du jeu qui auraient été rebattues. Et que dire de l’émergence d’une pandémie comme le monde n’en a pas connu depuis la grippe espagnole si elle avait été plus précoce ? S’il est absolument nécessaire de préparer bien en amont ce type de projet, rendu très complexe par la nature du terrain, l’architecture du programme scientifique et la sécurité des personnels, la chance doit aussi vous accompagner.
Choisir son équipe avec soin
Dans la préparation d’un raid isolé en quasi autonomie comme celui que nous avons vécu, la composition de l’équipe n’est pas une tâche à prendre à la légère. Même si la dynamique d’un groupe vivant quasiment les uns sur les autres est difficilement prévisible, il est des atouts qu’il faut mieux mettre de son côté avant de partir en procession.
Les contraintes de départ étaient d’avoir à bord un personnel technique compétent et expérimenté, composé d’un chef de raid, de deux mécaniciens et d’un docteur. Les six places restantes pour les scientifiques devaient, là aussi, être occupées par du personnel expérimenté connaissant parfaitement le terrain et ses conditions difficiles, être adaptable et multitâche. Il fallait aussi prendre en compte une participation franco-italienne au raid. Je souhaitais de plus la présence de femmes autant que possible, afin d’avoir des points de vue variés et complémentaires sur les sujets qui pourraient être abordés au cours des 70 jours de ce confinement volontaire.
Toutes les personnes que nous avons choisies comptabilisaient des années d’expérience polaire dans toutes les configurations possibles (travail en station de recherche, en camp isolé, en raid, en milieu alpin) et possédaient des spécialités scientifiques adaptées.
L’entente a été excellente, chacun a su amener une personnalité, un regard complémentaire au groupe. Je n’ai ressenti que très peu de tension entre nous, chacun faisant l’effort d’être le plus accommodant possible tout en maintenant un esprit chaleureux, amical et bienveillant.
Les rencontres avec le raid logistique alimentant la station Concordia sur les portions de route communes ont par ailleurs été des moments très forts du raid. Ce n’est pas vraiment l’endroit où l’on imagine croiser quelqu’un sur sa route ! Se retrouver en toute amitié, au milieu de nulle part, prendre l’apéritif, partager un repas entre les « scientos » et les « technicos » restera un moment fort de cette aventure, tout comme le fût l’échange de personnel aux mégadunes.
Maximiser les retours scientifiques
L’organisation d’un raid scientifique en milieu hostile, contraignant tant pour les machines que pour les personnes, présente d’autre part des coûts significatifs qu’il convient de minimiser en maximisant tous les retours scientifiques possibles.
Fort d’un programme scientifique chargé, nous avons établi un chronogramme, la configuration du raid, une répartition des tâches et la rotation du personnel. Une saison sur le plateau Antarctique n’ouvre en effet qu’une soixantaine de jours d’activités de recherche en saison d’été. En tenant compte des préparatifs nécessaires, c’est au final cinquante jours de raid qui étaient disponibles pour réaliser EAIIST. À ces cinquante jours sur le plateau Antarctique, il fallait ajouter 2 fois 10 jours de conduite pour acheminer les véhicules de la côte à Concordia puis les redescendre.
Pour permettre à toutes les expériences scientifiques d’être réalisées, une rotation de personnel devait s’effectuer sur la zone des mégadunes, permettant ainsi à 15 personnes en tout de participer alors que le raid ne peut accueillir que 10 couchages. La composition du convoi a été pensée par l’Institut polaire afin d’accommoder le personnel, d’assurer un haut niveau de sécurité et de pouvoir acheminer tous les équipements : cinq tracteurs Challenger de type C65, des traîneaux, des cuves de fioul, une dameuse, la caravane vie (cuisine, bureau, dortoir, communication), la caravane énergie (atelier mécanique, sanitaire, douche, groupe électrogène, réserve nourriture) et les deux laboratoires mobiles CLIMCOR chaud et froid…
Apprenant des difficultés des années précédentes relatives à l’acheminement du matériel et du personnel causées par les aléas de la glace de mer, nous avons anticipé l’expédition du matériel lourd un an à l’avance. Ce choix s’est avéré fondamental. Au-delà du fait de gagner en flexibilité et de s’affranchir des conditions de glace de mer, l’avarie apparue sur l’Astrolabe au début de la saison 2019 aurait porté un coup certainement fatal au projet de raid si l’on intègre en plus aujourd’hui la problématique Covid-19.
À ce jour, l’ensemble des échantillons a été rapatrié à Grenoble. Ils sont stockés dans un entrepôt frigorifique à – 20 °C. Avec 900 mètres de carotte de glace et des milliers d’échantillons de neige prélevés tout au long du trajet, la moisson a été fructueuse et attend d’être expédiée dans les différents laboratoires partenaires du projet. Covid-19 oblige, l’analyse des échantillons est à ce jour suspendue et en attente de jours plus favorables à l’expédition de ce précieux trésor.
Leur analyse devrait permettre d’apporter des éléments de réponse à l’une des questions fondamentales que l’on se pose sur l’Antarctique : les hauts plateaux de cette zone ont-ils vu ou non leurs précipitations de neige augmenter avec le réchauffement climatique ? Et si oui, comment celles-ci se situent dans une perspective historique ? Rappelons que l’un des enjeux majeurs du réchauffement climatique concerne la montée du niveau des mers, d’ores et déjà enclenchée, inéluctable et irréversible à l’échelle des sociétés humaines.
Savoir à quelle vitesse cette montée se produira est loin d’être une question anodine : elle concerne directement l’enjeu de l’adaptabilité des régions côtières où vivent plus de 600 millions de personnes dans le monde. Nul doute que d’autres études et d’autres raids scientifiques seront nécessaires pour mieux appréhender cette question tant l’Antarctique s’avère vaste et varié. Un continent si loin des yeux et pourtant si proche pour notre futur commun.
Voyager léger
Les retours scientifiques gagneront aussi en précision si les raids à venir disposent d’infrastructures plus légères, capables de parcourir de grandes étendues en peu de temps tout en garantissant sécurité et autonomie. Car si le raid scientifique en tracteur est un outil fantastique d’exploration, il implique néanmoins des infrastructures lourdes, peu agiles, qui manquent de souplesse et d’adaptabilité. S’il convient parfaitement à des raids où les opérations scientifiques nécessitent une charge utile importante, sa « lourdeur » peut aussi devenir un handicap.
Une réflexion sur le sujet est en cours à l’Institut polaire français en concertation avec les scientifiques ; disposer d’une infrastructure plus agile représenterait un intérêt majeur pour l’étude des forts gradients d’altitude, d’accumulation, de température, de vent, d’humidité, d’écoulement que l’on observe en Antarctique.
Quoiqu’il en soit, aidé par la chance – temps favorable, neige portante, peu de soucis –, EAIIST constitue à ce jour une réussite à la fois scientifique et logistique.
Le projet de recherche « EAIIST » dans lequel s’inscrit cette publication a bénéficié du soutien de la Fondation BNP Paribas dans le cadre du programme Climate Initiative.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le11 janvier 2021
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L'auteur
Directeur de recherche CNRS
Institut des géosciences de l’environnement
Université Grenoble Alpes (UGA)
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