The Conversation : "Apprendre à « grandir », un combat à mener avec Susan Neiman"

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Pour grandir, il faut avoir fait l’expérience du « gouffre », ou du « fossé », qui, à la fois, sépare, et unit, le réel et l'idéal. Shutterstock
Pour grandir, il faut avoir fait l’expérience du « gouffre », ou du « fossé », qui, à la fois, sépare, et unit, le réel et l'idéal. Shutterstock
Dans une société hantée par le jeunisme et l’ombre de Peter Pan, la philosophe Susan Neiman invite à combattre la peur de grandir pour passer du monde de l’illusoire à la réalisation de soi.
Que veut dire « grandir » ? La question devrait hanter tous les parents, et tous ceux qui ont pour tâche d’accompagner les enfants dans leur chemin vers l’âge adulte. Elle est pourtant rarement posée. Pourquoi ? Peut-être, répond la philosophe américaine Susan Neiman, parce que la peur de grandir cache la peur de vieillir, qui elle-même cache la peur de mourir, c’est-à-dire, paradoxalement, la peur de vivre !


Dans une société fascinée par les images de la jeunesse, un double combat contre notre « réticence à grandir » est alors nécessaire. Ce combat, Susan Neiman s’y engage résolument, et courageusement, dans un ouvrage que tout éducateur devrait lire, et dont les éditions Premier Parallèle proposent une traduction depuis ce 2 septembre 2021. Sous-titrée Éloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise, sa réflexion vise à montrer la réalité du « grandir », comme processus inéluctable pour une vie humaine, et sa légitimité, comme objectif incontournable de l’action éducative. Car grandir est à la fois un fait, indiscutable ; et un idéal, « qui mérite qu’on s’y attelle ».

Dans ce livre qui « se veut utile », la philosophe entend montrer ce que signifie « mûrir comme il se doit », afin de pouvoir dire comment on peut « accompagner intelligemment une vie ». Son sujet est le même que celui de l’Émile ou De l’éducation, de Rousseau, « la seule œuvre philosophique intégralement consacrée au fait de grandir », estime-t-elle.

Une nécessité à accepter

L’ouvrage nous rappelle ainsi que, du fait de l’inachèvement humain, grandir est une nécessité fondamentale. Nous naissons complètement démunis, et notre survie dépend de toute une série de conquêtes (d’ordre cognitif, moteur, affectif, et social) qui s’effectuent non seulement pendant l’enfance et l’adolescence, mais tout au long de la vie. Le « processus » qui fait de chacun un être (pleinement) humain est « un processus qui ne finit jamais ». L’enfant est en ce sens « l’affirmation vivante de la transcendance humaine », selon les mots de Simone de Beauvoir, en apportant quelque chose de radicalement neuf, et en n’étant jamais réductible à ce qu’il est à un moment déterminé.

Si l’on n’accepte pas de reconnaître la positivité immédiate du « grandir », c’est souvent parce que l’on refuse l’appauvrissement et le rétrécissement qui seraient la marque de l’âge « adulte ». Mais il faut distinguer lucidité et résignation. Être adulte, ce n’est pas se résigner à une vie étriquée, et de moindre intérêt. On doit accepter les incertitudes, et renoncer à certains rêves, en quittant le monde de l’illusoire pour celui de la réalisation de soi.

Certes, la vieillesse est à l’horizon de la plus belle vie du monde, et elle a souvent été perçue comme un naufrage. Mais elle peut avoir « de l’éclat », et « l’humanité, la créativité et le développement de soi se poursuivent, au-delà des flops, des chutes, des excès et des erreurs ».

Des mécanismes sociaux d’infantilisation

Toutefois, la question « à quoi bon grandir ? » surgit d’une façon cruelle si l’on prend en compte ce que Susan Neiman désigne comme « l’horreur conceptuelle de notre monde », autrement dit la négativité d’une époque où triomphe le néo-libéralisme. Car « les structures sociales dans lesquelles nous évoluons sont conçues pour que nous restions puérils ».

On aimerait alors en savoir plus sur les mécanismes qui nous maintiennent dans l’aliénation de l’immaturité, et nous font patauger dans « les marécages de l’adolescence ». Ces mécanismes « destinés à infantiliser les sujets » sont désormais « plus subtils mais pas moins puissants, et certainement plus envahissants » que les mécanismes de type féodal. Il n’est pas sûr qu’il suffise de désigner l’État, qui voudrait nous empêcher de « penser de manière indépendante », et la culture dominante, « qui ne veut pas d’adultes ».

« Why we need to grow up », Susan Neiman (Institute of Art and Ideas, 2019).


C’est la question de la possibilité même du changement qui est posée. L’espoir de passer d’une société qui infantilise à une société qui permet de grandir n’est-il pas illusoire ? Il faudrait pouvoir changer à la fois les individus, et les structures.

On rejoint la difficile question de la formation des formateurs. Seuls des individus libres pourraient construire une société de liberté. Mais d’où peuvent provenir ces adultes, dans une société qui infantilise et aliène ? Tel est le paradoxe sur lequel s’est penché Rousseau. Qui pourra commencer ? D’où viendra le miracle ? Susan Neiman ne répond pas vraiment. On peut retenir en tout cas que, si un tel miracle de l’émergence d’une société adulte dans un monde qui n’en veut pas n’a rien de certain, ni même de probable, il n’est pas impossible. Guy Béart ne chantait-il pas : « Le miracle vient de partout » ? Mais toute « solution » ne peut être que « partielle ».

Un gouffre entre idéal et réalité

Il ne suffit pas de vouloir grandir, et d’avoir la possibilité de le faire. Encore faut-il savoir comment s’y prendre. L’un des grands mérites de l’ouvrage de Suzan Neiman est d’apporter des réponses concrètes, en proposant, et en décrivant minutieusement, trois voies privilégiées pour « devenir adulte », à savoir l’éducation, les voyages, et le travail.

Les pages consacrées à ces trois voies proposent des analyses aussi fouillées que passionnantes, sur la crise de l’éducation, la difficulté d’être parent, l’importance de la lecture, les dangers d’Internet et des écrans, l’intérêt et les inconvénients des voyages, l’avenir du travail ; et permettent à l’auteur de préciser sa critique de l’économie néo-libérale.

Mais avant (ou, à tout le moins, grâce à ces trois « expériences »), il faut, pour grandir, avoir fait l’expérience du « gouffre », ou du « fossé », qui, à la fois, sépare, et unit, réel et idéal. Il faut « reconnaître l’abîme qui sépare le “est” du “devrait être” tout en essayant de préserver chacun de ces deux modes ».

L’expérience cardinale du devenir adulte est la prise de conscience « du gouffre qui sépare ce qui est de ce qui devrait être ». C’est l’expérience de la réalité, mais en même temps, de l’insuffisance, des choses. Et aussi l’expérience de la transcendance (car « le “devrait” n’appartient pas au monde ») et de la valeur de l’exigence morale, à travers la découverte des « idéaux de la raison ». C’est la découverte de la « dimension normative » de l’existence humaine. On pourrait dire, avec Alain : se savoir esprit.

Être adulte, c’est donc accepter de continuer à vivre un pied dans le réel, et un pied dans l’idéal, en ayant compris que ces deux « modes » sont d’égale importance. Dans un « équilibre fragile, sur lequel nous devons sans cesse veiller ».

Grandeur et limites d’un combat philosophique

En posant la question du sens du processus « grandir », on est conduit à s’interroger sur la possibilité même de dire le sens. Qui est qualifié pour cela ? L’acharnement à imaginer un monde qui fasse sens n’a-t-il pas quelque chose d’insensé ? L’auteur distingue deux types d’ouvrages : les ouvrages philosophiques, et les autres, qu’on peut qualifier d’empiriques. Le livre Grandir appartient aux deux catégories. L’ouvrage prétend à la vérité des travaux empiriques, qui présentent des données factuelles, vérifiables. Mais aussi à la pertinence des travaux philosophiques, qui visent un autre type de vérité. Laquelle ?

La réponse qu’apporte l’auteur éclaire aussi bien le travail philosophique que le travail éducatif. La philosophie est « l’éducation des adultes », en ce sens qu’elle cherche à répondre à des questions auxquelles on pensait avoir déjà répondu grâce à l’éducation reçue comme enfant, puis comme adolescent. Elle est remise en question de réponses qui, dans leur dimension de « vérités » allant de soi, étouffaient les questions existentielles auxquelles on pensait avoir pu répondre à peu de frais.

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Cette remise en question radicale est présentée comme la tentative d’atteindre « l’Inconditionné », « ce point où le monde en tant que tout ferait entièrement sens », et où il n’y aurait plus besoin de poser des questions. Un point que personne ne peut prétendre atteindre, sauf à s’abandonner à un fondamentalisme difficilement défendable, qu’il soit religieux et/ou économique. Mais un « Inconditionné » jouant le rôle d’un « idéal régulateur » au sens de Kant, et dont l’identification et la poursuite sont comme des devoirs pour l’être humain.

C’est pourquoi l’analyse philosophique est si précieuse. Et pourquoi l’on prendra tant de plaisir à suivre Susan Neiman dans sa présentation si généreuse, et si pertinente, de travaux essentiels (entre autres) de Rousseau, de Kant, et d’Hannah Arendt. « La philosophie, pratiquée correctement, participe pleinement à l’art de devenir adulte », assure-t-elle. Nous ne pouvons que remercier l’auteur de « Grandir » d’en avoir fait la démonstration, par l’exemple…The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le11 octobre 2021
Mis à jour le11 octobre 2021