The Conversation : "Bonnes feuilles : « Le monde à la une »" Partie 1
« Paris, 5 janvier. La paix et la guerre », Le Constitutionnel, 5 janvier 1853
Le « premier-Paris », c’est-à-dire le premier article de lourde et longue dissertation sur la politique intérieure ou extérieure de la France, est l’une des rubriques du journal les plus malaisées à fabriquer (et à lire) au XIXe siècle. C’est un véritable jargon ! Mais un jargon nécessaire. Car que seraient les feuilles politiques sans cette « tartine » liminaire, cette œuvre capitale de la presse parisienne où l’on déblatère contre et plaide pour, chaque jour avec la même force d’âme ?
Soupçonnées de complaisance envers l’ennemi politique, ou pire d’ignorance – la plus grave injure que l’on puisse faire aux feuilles politiques étant de douter qu’elles sachent tout –, elles perdraient sans doute la considération de l’abonné, irrité par ce criminel silence. « Il faut à l’abonné un premier-Paris comme il lui faut son café, son chocolat, ses pantoufles, ses lunettes, son déjeûner [sic] » (Le Figaro, 10 juillet 1832), voilà tout.
C’est donc en tête des journaux de la capitale que ce cher premier-Paris organise son siège, à la suite des « Nouvelles étrangères » ou avant elles, selon les époques et l’importance accordée aux sujets traités. Si sa place est quelque peu flottante jusqu’à la fin du Second Empire, vous le distinguerez aisément à sa phraséologie sonore et à son indication topo-chronologique : « Paris », centre des opérations et du monde (peut-on d’ailleurs seulement avoir une opinion politique extra-muros ?), suivi le plus souvent de la date de la veille, afin d’authentifier le sacro-saint moment de la rédaction.
Héritier des mercures, de la presse révolutionnaire et des discours publics, le premier-Paris se hisse à la tribune du journal pour y commenter l’événement politique du jour, avec plus ou moins de retenue en fonction du régime politique en place. Ce rhéteur hors pair, qui manie à la perfection l’ithos et le pathos, pérore à coups de métaphores et de prosopopées, multiplie les interjections et les questions oratoires et n’hésite pas à déployer si nécessaire son arsenal auxiliaire : la citation étrangère et la signature de député. La citation exotique, d’abord, confère au premier-Paris un cachet de vérité, un timbre de certitude, car si nul n’est prophète en son pays, le journal étranger se fait volontiers vaticinateur de la nation : Le Sun fait les réflexions suivantes […] : « La chambre des pairs a triomphé, mais elle s’est suicidée par ce triomphe. […] d’après tout ce qui arrive aujourd’hui en France, un enfant pourrait annoncer le sort réservé à la dynastie d’Orléans. » (La Quotidienne, 22 décembre 1834)
En plus de donner du relief à ses opinions, la citation étrangère a l’avantage d’exister de toutes les couleurs politiques, pour les affections et les haines de toutes les nuances. La signature de député, quant à elle, vaut brevet d’éloquence et de science infuse, c’est à la fois une aubaine pour le journalisme – car il n’est pas rare qu’un tel article soit repris et commenté par la presse tout entière – et un honneur pour le lecteur, choisi comme dépositaire des sentiments politiques d’un législateur.
Mais les tournures argumentatives élaborées du premier-Paris, son vocabulaire technique et la profusion des figures de style qui le composent en font un objet rigide et poussiéreux, qui tranche, tant du point de vue du fond que de la forme, avec les innovations du journal. Ainsi, alors qu’Eugène Sue s’intéresse à la condition ouvrière et prêche pour l’organisation du travail dans son roman Le Juif errant, publié en feuilleton dans le rez-de-chaussée du Constitutionnel (1844-1845), le premier-Paris du même journal ne cesse de répéter l’absurdité de ces « théories inapplicables » qui causeraient « la ruine de la richesse nationale ».
Faut-il toujours que ces socialistes « exagèrent la misère et [inventent] des calamités qui n’existent pas » ? (Le Constitutionnel, 15 janvier 1844.) Il y a donc bien conflit d’intérêts entre la politique sociale du feuilleton et celle d’un premier-Paris immobile et arriéré, morgué par son influent voisin du dessous. Et lorsque la doctrine défendue par le journal est opposée à celle du gouvernement, c’est à un antagoniste autrement plus redoutable que l’article de tête doit se confronter : la surveillance de la presse. Mais alors, comment le premier-Paris évolue-t-il en milieu hostile durant près d’un siècle ?
De 1815 à 1852, la polémique du premier-Paris de l’opposition est un mélange aigre-doux, une mixture de miel et de vinaigre savamment dosée pour éviter les ciseaux d’Anastasie. Si les débuts de la monarchie de Juillet permettent aux journaux de s’attaquer de manière très frontale au régime sans trop de représailles – les célèbres « Poires » de Philipon en sont témoins –, cette « campagne de l’irrespect », comme l’ont baptisée les historiens de la presse, prend fin avec la loi de 1835.
Le premier-Paris doit alors baisser sa voix et trouver des alternatives aux philippiques contre la monarchie. Heureusement, l’actualité diplomatique lui offre une source intarissable de discussions : la question belge, la question algérienne, la question italienne, la question portugaise, la question turque – et toutes espèces de questions cosmopolites que l’on peut imaginer débattre – sont dépecées, rongées, sucées jusqu’à l’os tous les matins et tous les soirs, sous toutes les bannières politiques.
Si les rédactions sont particulièrement pointilleuses quant à l’expertise des premiers-paristes en la matière – on raconte qu’aucun d’entre eux ne fut par exemple autorisé à disserter sur la question turque sans avoir lu le Bourgeois Gentilhomme –, les journalistes sont encouragés à prophétiser : « Nous allons évacuer Ancône ! », « Nous nous rendrons à Alger ! »… Ces Calchas en puissance disent la bonne aventure sans craindre le démenti des faits, puisque le premier-Paris vit au jour le jour. Alors que les devins des journaux ministériels prédisent quiétude et sérénité, les nécromanciens de l’opposition inventent des moulins à affronter, augurent l’anéantissement d’une nation frappée d’anathème.
Mais aussi passionnantes que soient ces excursions politico-géographiques, elles ne font pas le poids face à la matière législative, largement reproduite et commentée par les journaux. Les longs procès-verbaux de séance, les interminables débats sur le sens d’une adresse que chacun s’efforce de détourner à son profit ou encore les commentaires assaisonnés des dernières roueries électorales éclipsent les nouvelles à plus faible potentiel, désormais reléguées au second ou au troisième Paris.
Au début du Second Empire, la restriction brutale de la publicité des débats parlementaires est donc une perte incommensurable pour l’article de tête. Plus généralement, la mise sous tutelle de la presse – en particulier sous l’Empire autoritaire – l’empêche de s’opposer de front au régime, sous peine de suppression du titre. Pour le premier-Paris bonapartiste, ce musellement de l’opposition est une bénédiction ! À lui les sempiternels panégyriques sur la politique impériale et le prestige retrouvé de notre glorieuse Nation ! Ces éloges sans fin – à l’image de l’article ci-dessus, signé par le rédacteur en chef du Constitutionnel, Amédée de Césena – se succèdent sans rencontrer de véritable résistance.
Car le premier-Paris de l’opposition, phtisique à un degré presque incurable, est trop occupé à lutter pour sa survie et à trouver des subterfuges pour masquer le vide. Ex nihilo nihil fit : rien ne vient du néant, et surtout pas les abonnés !
Muselé en ce qui concerne la politique du gouvernement, le premier-Paris est condamné à se tourner vers le passé et à s’abandonner au recyclage : ce bon fripier publiciste rhabille deux ou trois vieilles idées, les drape d’une casaque à peu près actuelle et présente un décalque fidèle des impressions des années précédentes.
Aussi, on ne compte plus, durant l’année 1853, le nombre d’articles consacrés aux formes de gouvernement précédentes. Mais une fois ce regrattage épuisé, la matière ressassée et retournée, le premier-Paris, au désespoir, est forcé de se rendre à l’évidence, il doit demander de l’aide à la littérature, ou bien accepter son triste sort, en attendant des jours meilleurs. Si certains journaux d’opinion, trop fiers pour céder, se bornent à conserver tant bien que mal leur colonne politique en l’alimentant de reproductions du Moniteur, de discussions creuses et de commentaires stériles, d’autres renoncent à cette tribune pour lui préférer la chronique ou le feuilleton, espaces où peuvent éventuellement se glisser, sous le masque de l’ironie, des attaques discrètes contre la politique impériale.
Dans l’avant-propos de son premier numéro, Le Petit Journal assume ce parti pris et confirme son intérêt pour « tout ce qui est de nature à satisfaire la curiosité et à nourrir l’intelligence » en dehors des considérations politiques : « Le Petit Journal ne saurait concevoir de hautes prétentions, aussi se hâte-t-il d’avouer qu’il n’aspire ni à modifier l’ordre social, ni même à donner des leçons au pouvoir, assez d’autres s’imposent cette tâche ingrate. » (Le Petit Journal, 31 janvier 1863)
Sous la IIIe République, les journaux d’information et la presse populaire font eux aussi le choix de l’éclectisme et du divertissement en proposant une pléthore de formes et de sujets dans leur première colonne : interviews, chroniques parisiennes ou scientifiques, billets d’humeur, tout est bon pour séduire, fédérer et accrocher les lecteurs. Ainsi peut-on retrouver en tête de L’Écho de Paris une lettre de Zola (1er décembre 1887), une interview de Frédéric Febvre par Mirbeau (septembre 1891), ou encore des chroniques amusantes signées Lepelletier sur « les pipes de porcelaine » (12 septembre 1887) ou « la bigamie » (20 novembre 1887). C’est qu’il peut finalement être plaisant, ce cher premier-Paris !
Mais l’atmosphère est tout autre dans les journaux d’opinion qui profitent de la libéralisation de la presse pour faire de leur article de tête le lieu de l’invective sanglante et de l’éreintement. Ce premier-Paris à l’âme belliqueuse, qui porte la moustache et se plaît à la fusillade, abandonne des années de froide éloquence et de discours raisonnés pour fustiger l’ennemi politique. Le polémiste Henri Rochefort, connu pour ses opinions radicales, s’illustre notamment dans ce registre en multipliant les attaques contre le gouvernement : « De quoi diable peuvent bien se plaindre les opportunistes ? Ils sont au pouvoir ; à eux les places, les honneurs et même les pots-de-vin. Ils règnent, gouvernent et encaissent. » (L’Intransigeant, 26 septembre 1883)
Finalement, au XXe siècle, le premier-Paris est supplanté par une forme qui nous est familière et qui tente de synthétiser les visées argumentatives et phatiques de son prédécesseur : l’éditorial, court article-vitrine dans lequel le directeur de publication expose la position du journal sur une question d’actualité. La tartine a donc été grignotée par les exigences d’un journalisme qui vise désormais la brièveté et l’efficacité, pris dans une course effrénée à l’actualité chaude.
Nejma Omari
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le21 octobre 2021
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Les auteurs
Professeur de littérature française
Université Paul Valéry – Montpellier III
Nejma Omari
Doctorante en Littérature française, professeure de Lettres Modernes
Université Paul Valéry – Montpellier III
Sylvain Venayre
Professeur d'histoire contemporaine
Université Grenoble Alpes (UGA)
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