The Conversation : "Cœur transplanté : un humain est-il l’équivalent de 1 000 cochons ?"

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Début 2022, un homme s’est fait transplanter un cœur de cochon. L’opération est un succès mais pose de sérieux problèmes éthiques. Doit-on sacrifier des animaux pour sauver des humains ?
Depuis le 7 janvier 2022, David Bennett, un Américain de 57 ans atteint d’une insuffisance cardiaque, vit avec un cœur de cochon génétiquement modifié.


Cette transplantation du cœur d’une autre espèce (ou xénogreffe) est historique car elle emploie l’organe d’un animal dont le patrimoine génétique a été spécialement modifié pour qu’il devienne compatible avec l’espèce humaine et ainsi minimiser les risques de rejet.

Au-delà de la prouesse médicale à plus d’un million de dollars, cette nouvelle greffe ne laisse pas indifférent. L’association animaliste internationale PETA, citée par le Monde du 13 janvier, a déclaré : « Les animaux ne sont pas des cabanes à outils que l’on peut piller, mais des êtres complexes et intelligents. »

Toutes proportions gardées, ce transfert d’organe vital fera écho pour certains au film dystopique de Michael Bay The Island, dans lequel deux personnages interprétés par Scarlett Johansson et Ewan Mc Gregor cherchent à sauver leur peau en s’enfuyant d’un univers où des humains sont clonés à la chaîne pour constituer les réservoirs d’organes de richissimes bénéficiaires.

Dans le film The Island, des clones sont créés spécialement pour prélever leurs organes.


S’il est outrageant d’imaginer que certains individus deviennent les pièces de rechange de leurs congénères (ce serait le cas dans certaines régions du monde), la question de l’utilisation d’animaux à cette fin ne peut laisser entièrement indifférent.

Cœur, valves, peau, tout est bon dans le cochon

Un chirurgien de l’Hôpital général du Massachusetts à Boston, spécialiste des transplantations, estimait que l’on pourrait davantage apprendre de quatre patients humains reçeveurs de cœurs de cochons que de 40 babouins transplantés de la même manière, car cela permettrait d’en tirer des conclusions plus transférables à la médecine humaine.

Les enjeux vitaux pour les individus impliqués dans ces expériences médicales pionnières sont évidemment différents, puisque dans le cas de la récente transplantation, le patient était condamné (dans le sens médical mais aussi pénal du terme : suite à une agression à l’arme blanche qui a paralysé à vie sa victime, il a écopé de 10 ans de prison).

Opération expérimentale et première mondiale, un homme s’est fait transplanté un cœur de porc génétiquement modifié.


En outre, David Bennett était volontaire, question qu’il semblerait saugrenu de se poser concernant les cochons (ou les babouins).

L’utilisation des valves cardiaques de cochons pour équiper les cœurs humains défaillants ou celle de leur peau pour soigner les grands brûlés étant pratiquées depuis un demi-siècle, nous sommes déjà habitués à l’idée que ceux-ci représentent nos pièces de rechange, malgré les preuves que nous avons de leur intelligence et leurs émotions.

Mais avec la remarquable greffe d’un cœur entier, l’interrogation éthique est à nouveau d’actualité.

Dans son livre Dieu, le bonobo et nous, l’influent primatologue Franz de Waal osait une question vertigineuse : « une personne est-elle l’équivalent de mille souris ? ».

Pour comprendre comment les humains résolvent ce genre d’interrogation, des chercheurs ont adapté une expérience de pensée classique : le dilemme du tramway, imaginé par la philosophe Filippa Foot durant les années 1960, et devenu en quelques années une référence dans la culture populaire.

Le dilemme du tramway, mais avec des animaux

Imaginez la situation suivante (dessin ci-dessous) : un tramway est en train de foncer sur un ouvrier qui travaille sur une voie, et si vous n’actionnez pas un levier d’aiguillage qui se trouve devant vous, il périra écrasé. Cependant, si vous détournez le tramway pour épargner l’ouvrier, le véhicule heurtera les dix chiens qui se trouvent sur l’autre voie. Que faites-vous ?

Dessin représentant le dilemme du tramway
Le dilemme du tramway avec des victimes canines. présenté dans Bègue-Shankland, L. (2022). Face aux animaux. Nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences. Paris : Odile Jacob, droits réservés


Le pourcentage de participants qui décident de sauver les dix chiens (et sacrifient donc l’humain) est exactement de 31 %.

Mais remplacez ces 10 chiens par 10 pigeons, et il fait peu de doutes que le pourcentage se rapprochera de zéro. Mettez-y maintenant des humains et il avoisinera les 100 %.

Empathie bien ordonnée commence par son espèce

L’un des aspects qui éclaire le choix du sacrifice de tel ou tel animal est la proximité de son espèce avec la nôtre. Une équipe du Muséum national d’histoire naturelle de Paris a mis en évidence combien l’empathie humaine envers les animaux est sélective et hiérarchisée.

Les chercheurs ont présenté à 3 500 participants les photographies de 52 espèces représentatives de la diversité du vivant (47 espèces animales, quatre plantes et un champignon). On leur présentait des paires de photos avec, à chaque fois, deux espèces différentes. Ils devaient choisir celle pour laquelle ils pensaient pouvoir le plus ressentir des émotions, et, en cas de danger de mort, celle qu’ils sauveraient en priorité. Les résultats ont montré que plus le moment de séparation au cours de l’évolution d’une espèce donnée avec l’humain était ancien, plus l’empathie qu’elle suscitait déclinait. La distance évolutive et la ressemblance morphologique étant reliées, l’empathie semblait donc découler de l’existence de traits physiques évocateurs de similarité avec l’être humain.

L’empathie et la compassion pour les espèces animales est reliée à leur distance évolutive par rapport aux humains. Adapté de Miralles et coll., 2019, dans Bègue-Shankland, L., _Face aux animaux. Nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences_ (2022).


La logique de l’empathie pour les animaux découle aussi du statut qui leur est accordé dans une société donnée. En contexte occidental, il est probable qui si le cœur transplanté appartenait à un chien, les réactions du public seraient fort différentes (mais non dans certains pays d’Asie, où ils sont au menu). Nos préférences pour les espèces qui entrent dans nos maisons relèvent d’une logique purement affective et culturelle. Si l’on incite les individus qui doivent résoudre le dilemme à « penser de manière émotionnelle », ils ont alors tendance à intensifier leur préférence pour des animaux familiers comme le chien plutôt que d’autres comme le cochon.

La géométrie variable du « tu ne tueras point »

Imaginons maintenant que l’on remplace le levier d’aiguillage de l’expérience du tramway par un procédé bien plus expéditif : si vous poussez un gros monsieur qui stationne à ce moment-là sur un pont surplombant la voie, son corps massif stoppera net la course infernale du tramway, et vous aurez sauvé plusieurs humains qui allaient périr sur les rails.

Dans ce cas, les réactions s’inversent : près de 90 % des gens répugnent à précipiter l’homme sur la voie. Même si cela est purement imaginaire, être soi-même physiquement impliqué dans un homicide semble trop difficile à assumer.

Dans cette situation et selon des études de neuro-imagerie, les émotions sont plus intenses que celles qui affleurent dans la version « aiguillage ». Ce qui semble pourtant s’imposer numériquement (sauver le maximum de vies) apparaît complètement inadmissible pour presque tout le monde.

La règle absolue « Tu ne tueras point » occupe tout l’espace mental. Certains participants se rappellent peut-être même des fragments de leurs cours de philosophie du lycée, comme cette fameuse formule d’Emmanuel Kant qui nous commande de ne jamais utiliser autrui « simplement comme un moyen ».

Mais imaginons maintenant qu’il s’agisse de sauver des singes, et que l’on remplace le gros monsieur par un gros singe.

Une adaptation de la version « pont » du dilemme du tramway dans laquelle les victimes sont des singes. (extrait de Bègue-Shankland, L. (fév. 2022). Face aux animaux. Nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences. Paris : Odile Jacob, droits réservés)


Dans ce cas, on observe que la majorité des personnes interrogées est prête à faire de l’animal un simple moyen pour sauver d’autres singes. Ainsi, avec les animaux, tenus pour complètement interchangeables, le principe d’utilité ne nous choque plus tellement.

Il ne heurtait pas Kant non plus, qui déclarait que « les animaux n’ont pas conscience d’eux-mêmes et ne sont par conséquent que des moyens en vue d’une fin ». Le philosophe ajoutait même : « cette fin est l’homme ». Des études menées par une équipe de chercheurs d’Oxford ont montré que la possibilité de sacrifier le membre d’une espèce pour en sauver plusieurs autres est fonction de la valeur que les humains attribuent aux espèces en question. Par exemple, nous préférons sacrifier un cochon pour sauver dix cochons que sacrifier un chien pour en sauver dix autres.

Les enfants prennent plus en compte le nombre d’êtres vivants dans la balance

L’équipe d’Oxford s’est aussi intéressée aux évolutions du favoritisme pour les humains selon l’âge des participants. À travers plusieurs études, il est ressorti que la priorité que les adultes donnent à leur espèce n’était absolument pas en vigueur chez les enfants âgés de 5 à 9 ans.

Qu’il s’agisse de cochons ou de chiens, les plus jeunes prennent davantage en compte le nombre d’êtres vivants dans la balance. Alors que près de 60 % des adultes préfèrent sauver un humain plutôt que 100 chiens, près de 70 % des enfants donnent la priorité aux 100 chiens. Lorsqu’une vie canine et une vie humaine sont en jeu, 35 % des enfants choisissent l’humain, 28 % donnent la priorité au chien et les autres n’arrivent pas à prendre parti. Dans la même situation, 85 % des adultes optent pour le chien et 8 % font l’inverse. Si l’on remplace le chien par un cochon, 57 % des enfants donneront la priorité à l’humain, 18 % au cochon et les autres ne se prononcent pas. Dans le même cas de figure, 93 % des adultes choisissent l’humain et seulement 3 % sauvent la vie du cochon.

Dans le cas de la transplantation cardiaque, on peut présumer que les chirurgiens Bartley Griffith et Muhammad Mohiuddin, les auteurs de l’exploit médical, ne manquaient pas d’empathie pour leur malade, mais en avaient beaucoup moins pour le cochon.

Selon les règles d’éthique médicale qui s’appliquent à l’usage des animaux dans la recherche, leur diminution et leur remplacement par des méthodes alternatives est nécessaire.

Tout en souhaitant longue vie à l’Américain au cœur désormais porcin, on peut donc également espérer que l’entreprise française Carmat parviendra rapidement à faire fonctionner son fameux cœur artificiel. Cela assombrirait un peu moins l’avenir des cochons, et permettrait l’heureuse application d’un aphorisme peut-être pas si bête de Coluche : « Ne fais pas aux truies ce que tu ne voudrais pas qu’elles te fassent ».The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le20 janvier 2022
Mis à jour le20 janvier 2022