The Conversation : "Campagne de vaccination : faut-il publiciser le corps des politiques pour convaincre ?"
Rassurer les citoyens en montrant des leaders d’opinion en train de se faire vacciner, est-ce une bonne stratégie de persuasion ?
Relativement à l’efficacité de l’influence, la réponse est affirmative. En revanche, il est peu surprenant que cela fasse débat – en particulier dans des pays où la vulgarisation de l’éthique de la discussion invite les représentants de l’état à préférer l’argumentation verbale à la communication émotionnelle avec comme support, le corps mis en scène.
Pour quelles raisons l’exposition ritualisée du corps d’une célébrité tend-elle à devenir une technique d’influence et de persuasion qui se généralise ?
Faciliter l’adhésion par l’émotion
Depuis les travaux fondateurs de Gabriel Tarde, sociologue français du XIXe siècle, et en particulier son ouvrage Les lois de l’imitation, le recours à la représentation physique du leader d’opinion pour faciliter l’adhésion par l’émotion est un procédé bien connu.
Il s’avère même très ancien. l’exposition des représentations du corps du Christ et des saint.es, des rois et des reines, et même de simples défunts ont tour à tour sidéré les collectifs.
Émouvoir pour faire agir repose sur un besoin social d’imitation afin de se sentir appartenir à un collectif. Toute communauté s’identifie à la figure charismatique ou au leader en qui elle a confiance. Le passage à l’action sur ordre du leader se diffusera par imitation entre les individus qui se sentent ainsi appartenir à la communauté. « Un homme énergique et autoritaire exerce sur les natures faibles un pouvoir irrésistible ; il leur offre ce qui leur manque, une direction. Lui obéir n’est pas un devoir, mais un besoin. C’est par là que débute tout lien social. » (Gabriel Tarde, 1890).
Reprenant les éléments de cette construction anthropologique, depuis plus de vingt ans, le marketing émotionnel au service du capitalisme exploite une technique de communication déconstruite dès 1955 par le sociologue des médias Elihu Katz, lui-même nourri par la pensée de Gabriel Tarde.
Rendre l’apparence spectaculaire
Par la professionnalisation de la communication, comment accentuer le pouvoir affectif du leader ? En spectacularisant son apparence. La projection affective est d’autant plus aisée qu’elle se trouve sémiotiquement construite afin de déclencher les émotions rassurantes.
La campagne de François Mitterand par Jacques Séguéla « La force tranquille » inaugure l’usage des corps pour déclencher les émotions désirées.
Le recours à l’image de la Reine Élisabeth II pour soutenir les Anglais dans ce moment de crise face à la pandémie repose sur le même mécanisme.
En 2021, l’image des corps construits des sportifs, des acteurs et autres célébrités est régulièrement associée à des campagnes de communication dans le but de favoriser l’imitation.
Selon Gabriel Tarde : « Toutes les passions l’emportent en contagiosité imitative sur les simples appétits, et tous les besoins de luxe sur les besoins primitifs. »
Les réseaux sociaux, surenchère de la médiatisation des émotions
Au service de la surenchère de médiatisation des émotions, les réseaux sociaux ont exploité ce désir et cette efficacité de la mise en scène de soi pour émouvoir. L’exposition sur les réseaux sociaux de l’intimité scénarisée engendre des sentiments volontairement déclenchés.
Emmanuel Macron est lui-même bien entouré : dans ce selfie très commenté, niché dans un cadre savamment orchestré (le drapeau, le gel sur le bureau) pour être adapté aux réseaux sociaux, la bienveillance, la proximité, l’authenticité, la vulnérabilité, la compassion sont susceptibles d’être physiquement ressenties par les téléspectateurs.
Il apparaît même difficile de résister à ces figures (au sens linguistique du terme) des émotions. On se sent tressaillir malgré nous.
Le mécanisme est d’autant plus efficace à mesure que le spectateur est anxieux, inquiet, voire apeuré face à une situation qu’il ne maîtrise pas. S’il n’est pas en mesure de décider, car émotionnellement fragilisé, il délègue plus facilement sa confiance sur une personnalité qu’il estime source de confiance, ou qu’il juge authentique. Son jugement repose alors sur les émotions qu’il ressent et dont la valeur de vérité l’emporte sur les arguments verbaux.
La communication des émotions est d’origine animale, elle se transmet entre les corps, dans les termes du professeur d’éthologie des communications humaine Jacques Cosnier, par échoisation corporelle. Ce concept métaphorique construit à partir du radical « écho » permet d’illustrer le fait que la contagion des émotions s’appuie physiquement sur le corps. Cette transmission corporelle et non consciente s’avère très puissante lorsqu’il s’agit d’une passion comme la peur. Une foule apeurée se remarque par la disparition des individus raisonnables. Le leader pourra alors facilement manipuler ces derniers qui délégueront leur confiance par perte de repères.
La puissance de contagion des émotions permet aussi de comprendre pourquoi des dictateurs comme Benito Mussolini ou Adolf Hitler se sont nourris des techniques de captation des foules investiguées par Gustave le Bon afin de manipuler par l’émotion les collectifs.
Les réseaux sociaux numériques (en particulier Instagram et Tiktok) sont des espaces où ne se communiquent des émotions en ayant massivement recours aux corps mis en scène. Et ça marche.
L’efficacité du corps comme support de com’
Pour convaincre dans un contexte de crise et donc de grandes angoisses collectives, utiliser le corps des politiques comme support de communication affective s’avère donc très efficace.
Faut-il voir dans ce phénomène un échec de la modernité ? Une argumentation scientifiquement construite ne permet-elle plus de convaincre ? Dans un pays comme la France, creuset de la modernité et plus généralement la vieille Europe marquée par l’éthique de la discussion nourrie par les travaux de Jürgen Habermas, cela ne peut que susciter le débat voire être considéré comme totalement inacceptable.
La controverse autour de la mise en scène des politiques en train de se faire vacciner montre à quel point ces questions sont d’actualité.
D’un côté Jair Bolsonaro n’hésite pas à promouvoir le vaccin comme s’il s’agissait d’une publicité pour une grande marque de produits.
D’un autre côté, les derniers articles de presse autour de cet interview du PDG de Pfizer, soulignant qu’il préfère attendre avant de se faire vacciner, ont été immédiatement interprétés comme le signe qu’il faut se méfier du vaccin.
Cet exemple révèle aussi, comme en miroir, l’efficacité de l’exemplarité du leader en tant que technique de communication de la confiance.
Pourquoi les institutions et en particulier le système éducatif ne forment-ils pas plus les individus à la compréhension des mécanismes de la communication des émotions ?
Or, enseignant depuis plus de vingt à l’université, je ne peux que constater le manque d’enseignements sur ce domaine. L’éducation somatique et émotionnelle est absente des cursus car trop souvent assimilée à du développement personnel.
La demande est pourtant très forte de la part des étudiants en formation initiale et continue pour apprendre à identifier, dissocier, mettre des mots sur leurs sensations, leurs pulsions, les émotions, leurs sentiments et savoir analyser la manière dont une stratégie de communication via différents médias s’appuie sur des émotions pour faire agir sans réfléchir.
L’autrice vient de publier « L’aventure du corps. La communication corporelle, une voie vers l’émancipation », Grenoble, PUG.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le17 janvier 2023
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L'auteur
Professeure en sciences de l'Information et de la communication
Université Grenoble Alpes (UGA)
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