The Conversation : "Comment la créativité peut aider à surmonter la crise du Covid-19"
La recherche en créativité s’intéresse aux processus et conditions qui amènent les individus à avoir des idées créatives. Cette capacité est souvent considérée comme l’apanage des grands créateurs et innovateurs alors qu’en fait elle est intrinsèque à l’être humain.
Il suffit d’observer les bébés et les enfants dans leurs explorations quotidiennes pour s’en convaincre. L’éducation, l’expérience, les échecs, les critiques étouffent progressivement le potentiel créatif. David Kelley, l’un des créateurs du design thinking, soutient ainsi que nous sommes tous créatifs et le manque de créativité est lié au manque de confiance créative. La créativité est juste un muscle qui peut être renforcé et entretenu par l’effort et l’expérience.
La recherche en créativité s’intéresse au processus créatif, aux caractéristiques des individus et au contexte.
Le contexte de crise du Covid-19 est favorable à la créativité. Il crée un sentiment d’urgence. Il nous motive et nous pousse à prendre des chemins de traverse pour répondre à l’exceptionnel. Pour la professeure de Harvard Teresa Amabile, dans son modèle componentiel de la créativité, la motivation est un des éléments de base de la créativité, avec les connaissances dans le domaine et les capacités créatives. La motivation est bien là et elle est poussée par les émotions provoquées par cette situation exceptionnelle.
Les travaux du psychiatre américain Silviano Arieti montrent bien le rôle fondamental de l’émotion sur la créativité. La psychologie de la créativité identifie des traits de personnalités et des styles cognitifs favorables à la créativité (voir à ce propos le livre Psychologie de la créativité de Todd Lubart) mais l’urgence est susceptible de transcender ces fondamentaux psychologiques.
L’examen des processus peut donc nous donner des éléments à mobiliser pour trouver rapidement de nouvelles idées pour faire face à l’urgence.
Poser les bons problèmes
Au début du XXe siècle, le mathématicien Henri Poincaré en racontant le processus de découvertes des fonctions fuchsiennes qui ont pour variable un nombre complexe, pose une première ébauche du processus créatif individuel : la préparation, l’incubation, l’illumination et la vérification. La préparation est l’analyse préliminaire d’un problème. Elles impliquent de rechercher de l’information et de mobiliser des connaissances pour identifier, analyser et définir précisément le problème.
Cette première phase que l’on retrouve dans phase de clarification de méthode CPS (Creative Problem Solving) est cruciale. Identifier le bon problème est la base d’une solution créative.
Par exemple, vous avez un travail intéressant et bien payé, mais vous ne supportez plus votre directeur. La question pourrait être : comment faire pour trouver un travail équivalent ailleurs ? Reposer le problème pourrait vous amener à poser une autre question : comment faire pour que mon directeur trouve un autre travail ? Vous arriverez à une solution probablement plus créative et peut-être plus acceptable pour vous. Reformuler le problème permet de commencer à penser autrement.
Pour aider le monde médical, la société 1083 a arrêté la production de jeans afin de dédier son atelier à la fabrication de masques de protection. Mais comment produire en masse avec un petit atelier ? 1083 a reposé le problème autrement : comment étendre la capacité de production sans moyens supplémentaires ? Elle a lancé un appel à toutes les couturières de la Drôme pour participer à cette fabrication.
#1Masque1Soignant : MERCI pour votre mobilisation �� Désormais nous collaborons avec 130 ateliers français ���� pour définir un cahier des charges commun. Le défi pour la filière sera d'approvisionner les matières et de confectionner ces nouveaux masques homologués ✂️�� #COVID19 pic.twitter.com/VzBOwVD5Nd
— 1083 (@1083officiel) March 25, 2020
Sortir des cadres de pensée dominants
La pensée a tendance s’enfermer dans les cadres construits par le langage et les routines. Le psychologue allemand Karl Duncker avec le concept de fixité fonctionnelle a montré que nous nous basons sur les cadres de pensée, notamment les fonctions assignées aux choses, pour trouver des solutions. En restant dans les cadres de pensée, langages, fonctions des objets, concept du monde, conception de l’activité de l’entreprise, routines, il est difficile d’avoir des idées originales.
La créativité nécessite de sortir de ces cadres de pensée et de penser autrement. Les méthodes de créativité telles que le CPS et le design thinking ont été ainsi bâties pour sortir des évidences. Sous la pression, l’émotion peut nous pousser à remettre en question les cadres établis, et pour cela l’imagination est un formidable outil pour sortir du cadre.
L’imagination consiste à se représenter des objets absents et à combiner des images de ces objets entre elles. Elle fait virtuellement exister de nouvelles possibilités. En ce sens, elle s’affranchit des cadres et amène à voir le monde sous un autre angle et à sortir de la logique dominante. Elle permet d’expérimenter en pensée de nombreuses possibilités pour aboutir à de nouvelles idées.
Par exemple, sortir du cadre peut consister à pas suivre les processus industriels classiques et les processus de normalisation pour fournir l’hôpital en respirateurs. Ainsi la société polonaise Urbicum a développé un respirateur open source à imprimer en 3D et a lancé un appel aux médecins, aux anesthésistes et aux techniciens hospitaliers pour les aider à développer le projet.
Faire de nouvelles associations
Les associations créatives sont au cœur de la créativité. Une nouvelle idée est une nouvelle association de connaissances et d’idées préexistantes. L’essayiste hongrois Arthur Koestler, dans son livre Le cri d’Archimède identifie le mécanisme de bissociation qui est au cœur de l’humour, des sciences et de l’art.
Pour lui, la créativité dérive d’un nouvel assemblage d’éléments jusque-là sans rapport en mobilisant des processus de comparaison, d’abstraction et de catégorisation. On retrouve ce mécanisme d’associations dans la « synectique » du psychologue George Prince et de l’ingénieur William Gordon, une méthode de créativité basée sur l’analogie pour faire et défaire des associations afin de sortir des habitudes de pensée.
L’analogie consiste à prendre des éléments d’un univers pour le transférer dans un autre univers, rapprocher par exemple la circulation automobile au flux de données Internet pour voir si les caractéristiques de la circulation automobile peuvent donner des idées pour résoudre un problème lié à la gestion des flux Internet.
Les neurosciences ont par ailleurs montré que la créativité dépend de l’intensité des connexions qui s’effectue de manière inconsciente dans notre cerveau et de la capacité d’un réseau de contrôle à rendre conscientes les idées saillantes en fonction des préoccupations de l’individu du moment.
Face à l’urgence en Italie, pour remédier à la pénurie d’équipements dans les hôpitaux, la société Isinnova a transformé des masques de plongée de marque Decathlon en respirateurs. Il s’agit ici d’un télescopage entre l’univers de la plongée dans lequel la problématique de la respiration est centrale avec l’univers du soutien médical à la respiration.
Socialiser les idées
La créativité ne dépend pas seulement de nouvelles connexions entre des idées et des connaissances mais aussi des connexions entre les hommes et les femmes. Une idée qui reste dans un seul cerveau a peu de chance d’être exploitée. L’idée a besoin d’être enrichie dans la discussion, partagée pour qu’elle soit associée à d’autres pour les transformer en idées plus abouties.
Les recherches sur le brainstorming ont montré l’efficacité du travail créatif en groupe sous certaines conditions d’animation et de consignes. Les recherches sur les réseaux sociaux ont montré que les individus qui étaient placés à l’interface de différents groupes collectent des connaissances et idées plus variées, et ont ainsi des idées plus originales.
La créativité dépend donc de la mise en réseau d’individus qui œuvrent ensemble pour un but commun mais sans être trop contraints par des processus et routines imposés par les institutions. La récente initiative de la ville de Grenoble pour mettre en réseau des industriels et chercheurs afin de monter une filière de production éphémère de masques et de pièces de rechange pour respirateur en est une bonne illustration.
Ce sont les multiples idées de spécialistes issus de disciplines et d’univers différents et la mobilisation de leur réseau qui pourra peut-être leur permettre de monter une nouvelle filière industrielle en moins de deux semaines.
Covid-19 : A Grenoble, chercheurs et industriels s’unissent pour monter une filière de production éphémère https://t.co/uTBdVbzDG9
— La Tribune en Auvergne-Rhône-Alpes (@LaTribuneAURA) March 26, 2020
De même à Paris, on voit émerger via Facebook des collectifs de voisin qui s’entraident, échangent des idées pour gérer le confinement, produisent des contenus pour occuper les enfants et se donne des rendez-vous aux fenêtres.
Poser les bons problèmes, sortir des cadres de pensée dominants, faire de nouvelles associations, créer de nouveaux réseaux pour faire circuler et socialiser les idées, ce ne sont que quelques mécanismes de bases de la créativité qui en contient bien d’autres. Toutefois leurs mobilisations systématiques pourraient nous aider à trouver vite des nouvelles idées pour lutter contre les conséquences de l’épidémie du Covid-19.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le31 mars 2020
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L'auteur
Maître de conférences HDR à Grenoble IAE
Université Grenoble Alpes
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