The Conversation : "Connaissez-vous le vrai James Bond ?"
Par la même occasion, il propulse James Bond sur une orbite populaire exponentielle, faisant de lui bien plus qu’une icône majeure de la culture populaire, mais un nouveau phénomène de la culture de masse. En 1965, au moment où Thunderball (Opération Tonnerre) attire les foules du monde entier, Oreste Del Bueno et Umberto Eco publient « Il Caso Bond » chez Bompiani, dans lequel ils étudient ce phénomène du point de vue sociologique, politique, sexologique, psychanalytique, technologique, et littéraire.
L’article de Eco fera date : l’auteur y accuse Ian Fleming de collage et de bricolage littéraire, associant romans victoriens et science-fiction. Le jeune docteur Eco remporte ainsi une bataille de critique contre Mister Fleming, signant même l’arrêt de mort du James Bond littéraire en Italie et en France, en traitant la structure binaire du récit de fascisante. Les romans de Fleming demeureront des best-sellers dans les pays anglophones et sont encore à ce jour des « classiques » de la littérature britannique, consacrés par des versions prestigieuses du type Pléiade.
Mais si le James Bond littéraire est définitivement sorti du radar de l’intelligentsia française, son avatar cinématographique s’est constitué en objet d’étude privilégié des Cultural Studies. Avec la sortie de Bond and beyond : The political career of a popular hero de Bennett et Woollacott en 1987, James Bond est devenu un cas d’école pour étudier l’évolution des représentations identitaires, ethniques, de race, de classe, de genre, etc. Il est cependant un domaine de l’univers bondien qui est resté curieusement inexploré alors qu’il constitue le sujet même de la saga, à savoir le monde de l’espionnage lui-même. Point aveugle ou œil du cyclone ?
Un auteur lié au monde de l’espionnage
À l’instar du Président Kennedy, le premier directeur de la CIA, Allan Dulles (1953 à 1961) était également un grand fan de Fleming et il a écrit un article « The spy boss who loves James Bond » dans lequel il rend hommage à son ami Fleming et à ses romans qui constituent selon lui une source d’inspiration inestimable pour la CIA. JF Kennedy citait également From Russia with Love dans sa liste de livres de chevet et Fleming envoyait chaque nouveau roman dédicacé aux frères Kennedy.
Parallèlement, Fleming savait également que parmi ses lecteurs les plus perspicaces figuraient les agents du KGB, à qui il adressait des messages, comme dans From Russia With Love où chacun des membres du bureau y est décrit en détail d’après les renseignements d’un indique de Fleming. Fleming utilise ainsi ses romans pour tester ses sources et informations, semer la pagaille au sein du KGB, communiquer des messages et des inventions, des scénarios et une vision du monde, faire circuler des fake news, que les lecteurs et fans vont s’empresser de vérifier et « fact checker » en engageant une correspondance avec Fleming, pour signaler l’adresse erronée du KGB ou le choix inadapté du Berreta 418 pour 007. Le Major Boothroyd, auteur de l’un de ces courriers, est ainsi entré dans les romans et dans la légende sous le nom de Q. Ainsi, Ian Fleming n’est pas seulement le directeur des correspondants étrangers au Sunday Times, il est à la tête d’une agence internationale de renseignements ad hoc, qui communique par le truchement de ces romans.
Désigné par le terme d’« intelligence » par les Anglo-saxons, le domaine de l’espionnage et du renseignement méritent d’être exploré à travers James Bond, dès lors qu’Ian Fleming a lui-même utilisé ses romans et les films (EON Production se prononce Ian Production, comme son prénom) comme couverture pour ses activités dans le domaine du renseignement, de la communication et de l’« intelligence », dont l’exploration nous conduit à interroger les liens qui unissent Ian Fleming et James Bond, cet ornithologue à qui Fleming a « chipé » le nom, sous prétexte qu’il le trouvait à la fois banal et viril.
La photo ci-jointe, prise à Goldeneye à la Jamaïque par Mary Bond, nous montre James Bond à gauche et Ian Fleming à droite, tout sourire, en 1964. Mary Bond, l’épouse de James Bond et romancière, laisse entendre dans la biographie de son mari, To James Bond With Love, qu’il y avait une sacrée connivence entre ces deux larrons, et que s’ils ne s’étaient officiellement jamais rencontrés en dehors de ce photo shoot, ils partageaient bien des choses, à commencer par leur éducation britannique, leur sens de l’humour et leur amour pour la Jamaïque et les oiseaux. Ou plus exactement les « birds », terme recouvrant simultanément les oiseaux, les femmes… et les missiles en anglais. L’occasion d’innombrables blagues chez les ornithologues, allusions et messages pour les lecteurs de Fleming ?
Entre Bond et Fleming, une vraie complicité
Né aux États-Unis en 1900, James Bond fréquente la prestigieuse école privée de Harrow durant la Première Guerre mondiale, recevant l’accent et la formation qui distingue l’élite britannique au moment où le nationalisme britannique est à son apogée. Trop jeune néanmoins pour s’engager sur le front, Bond se distingue néanmoins à Harrow comme l’un des « most illustrious old boys ». Bond poursuit ses études supérieures à Cambridge, à Trinity College, l’alma mater des célèbres espions dits de Cambridge où il fréquente le cercle très fermé des membres du Pitt Club, dont Guy Burgess et Anthony Blunt, deux des cinq de Cambrige font partie. Si James Bond n’a jamais figuré sur aucune liste d’espions de Cambrige, suite à la défection de Burgess et Maclean à Moscou en 1952, il s’est retrouvé sur la liste rouge des old boys de Cambridge suspectés par la CIA.
C’est là précisément qu’Ian Fleming s’envole pour sa résidence de Jamaïque, Goldeneye – qui porte le nom d’un oiseau et le nom de code d’une opération dirigée par Ian Fleming durant la Seconde Guerre mondiale. En trois semaines, il rédige son premier roman Casino Royale dont le protagoniste est un agent secret nommé Bond, James Bond. « Pourquoi, James Bond ? » se redemande Fleming dans une interview. « James Bond m’est apparu dans ma bibliothèque, sur la couverture de Birds of the West Indies, qui est « ma bible » à la Jamaïque.
Dix ans et 12 romans et 9 nouvelles plus tard, James Bond est devenu l’agent secret le plus connu de la planète. Depuis, l’ornithologue James Bond n’a plus jamais été inquiété par la CIA, seulement harcelé en pleine nuit par des fans de 007. Qui oserait à présent soupçonner James Bond d’espionnage sans passer pour un fanatique qui ne saurait plus discerner entre fiction et réalité ? Le dernier à se livrer à cet exercice périlleux fut Jim Wright dans son ouvrage The real James Bond : A true story of identity theft, avian intrigue, and Ian Fleming publié chez Schiffer en 2020. Dans cette biographie extrêmement bien documentée et illustrée sur le véritable James Bond, Wright ose néanmoins poser la question de savoir si James Bond était un espion américain. Wright conclut que non. Mais la question n’est-elle pas plutôt de savoir si James Bond serait au service secret de Sa Majesté ?
En ouvrant Birds of the West Indies publié en Grande-Bretagne par Riverside Press Cambridge, l’unique ouvrage que James Bond ait écrit avec plus d’une centaine d’expéditions dans les Caraïbes à son actif mais sans aucun spécimen d’oiseau nouveau découvert, on est en droit de se demander à quoi il occupait son temps muni d’une paire de jumelles (007) et d’un permis de tuer… des oiseaux ?
Sachant que « bird » dans le jargon militaire anglais signifie missile, que James Bond connaissait chaque plage, crique et baie de cochons, ne serait-il pas envisageable de lire le Field guide to the West Indies plein de cartes et de descriptions topographiques comme un guide ou une source de renseignements militaires, selon les intentions. Ce guide, publié à Cambridge a été écrit à l’intention d’un lectorat britannique et américain avec cette dédicace : « To my many friends in the West Indies, in appreciation of their hospitality and assistance ». « Friends » étant un mot clé qui nous rappelle le célèbre l’article d’E.M. Foster publié en 1939, auquel les espions de Cambridge ont également souvent fait référence, et dans lequel on peut lire : « If I had to choose between betraying my country and betraying my friend, I hope I should have the guts to betray my country. » (Si je devais choisir entre trahir mon pays et trahir un ami, j’ose espérer que j’aurais le courage de trahir mon pays.)
Dans cette perspective, la patrie de James Bond ne serait peut-être pas les États-Unis ni même le Royaume-Uni, mais une patrie d’amis ayant trouvé leur refuge à la Jamaïque. Ian Fleming y a vécu son rêve, entouré d’une bande d’amis nommés Noël Coward, Cecil Beaton, William Plomer, Truman Capote… tous gays, comme les espions de Cambridge, à une époque où l’homosexualité est encore un crime en Grande-Bretagne.
James Bond faisait-il partie de ce cercle restreint d’amis intimes ? Était-il l’un des leurs ? Les biographies de Mary Bond et la photo de Fleming et Bond, ainsi que la dédicace qu’Ian Fleming laisse à James Bond dans son livre You Only Live Twice : « To the real James Bond from the thief of his identity, Ian Fleming, Feb 5. 1964 (A great day !) » laissent entendre que oui. Dans le roman de Fleming Dr. No et le film avec Pierce Brosnan, Die Another Day, James Bond se présente en tant qu’ornithologue. Dans le dernier opus No Time to Die, Bond/Craig prend sa retraite à Goldeneye, l’ancien repère de Fleming. La boucle est bouclée.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le28 octobre 2021
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Les auteurs
Professeur d'anglais
Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
Nathalie Mazin-Chapignac
Professeure d'anglais
Université Grenoble Alpes (UGA)
The Conversation
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