The Conversation : "« En Thérapie », la série à succès qui nous parle de limites"
En Thérapie fait entrer le spectateur dans le cabinet d’un psy. Chaque jour de la semaine (correspondant à un épisode de 25 min environ), un psychanalyste reçoit un patient dans son cabinet et se rend lui-même chez un superviseur – en l’occurrence, une femme – le vendredi. Le spectateur se fait ainsi voyeur de ce qu’il pense être l’expérience intime du travail psychanalytique.
Un relatif réalisme
À prendre au sérieux le succès de cette série dans tous les pays où elle a été adaptée, on ne saurait s’en tenir à la curiosité que le travail psychothérapeutique suscite chez le profane, voire au voyeurisme que le dispositif de mise en scène peut mobiliser chez le spectateur, invité qu’il est à pousser la porte de ce lieu si secret.
Un des ressorts nécessaires à tout lien entre une fiction et son lecteur/spectateur est le processus d’identification. Ici l’identification se fait avec les patients, mais aussi avec le psychothérapeute en tant qu’il est lui-même en proie au doute, au questionnement professionnel et que s’affiche progressivement sa propre fragilité dans la vie privée.
Mais cette fiction qui veut donner à voir ce qu’il en est du travail analytique, en rend-elle véritablement compte ?
Oui un peu dans la mesure où elle montre assez bien (sur un mode extrêmement condensé) ce que peuvent traverser les patients dans le processus thérapeutique et qui n’a rien de linéaire : d’un côté ils veulent savoir, ils veulent aller mieux, mettre un peu d’ordre dans leur rapport au monde (interne et externe), s’alléger de symptômes qui les font claudiquer dans l’existence, mais lorsqu’ils s’approchent d’un élément trop à vif, qui ferait « vérité », quelque chose en eux se dérobe, ils ne veulent pas savoir, ils résistent, ils se mentent, se débattent, attaquent le cadre analytique ou le thérapeute (on peut cependant regretter que ce soit sur un mode un peu trop théâtral ou démonstratif). C’est ce que dans le langage technique on nomme la résistance au et dans le travail psychothérapeutique.
Non au sens où les interventions du psychanalyste sont trop nombreuses et excessivement didactiques. Il y a un souci démonstratif chez les scénaristes qui prennent le spectateur par la main comme un béotien à qui on apprendrait pédagogiquement les rudiments du langage interhumain dont une des caractéristiques est qu’il draine avec lui et en permanence du malentendu : par exemple dans la composante implicite présente dans tout échange intersubjectif ou encore dans la duplicité des mots.
On est davantage sur le versant de l’explication (qui s’appuie sur la rationalité du patient, sur sa raison, mais qui aura comme effet d’en figer le sens) que sur celui de l’interprétation (dont la visée est d’ouvrir un passage vers un espace potentiel nouveau aux multiples bifurcations possibles).
L’interprétation est un outil technique complexe que tout psychanalyste apprend à manier et qui ne se matérialise pas nécessairement par une intervention herméneutique et active, mais tout aussi bien par un silence là où le patient s’attend à une intervention de l’analyste, par un « oui » sobre qui souligne un dire, par un « mmh… » qui invite à poursuivre le fil associatif dans lequel la pensée s’est engagée, etc.
Et il y aurait encore beaucoup à dire sur l’écart existant entre cette fiction télévisuelle et ce de quoi elle essaie de rendre compte. Mais on ne saurait en tenir rigueur aux promoteurs de la série tant l’objet est ambitieux et complexe. Soulignons en outre un jeu d’acteurs tout à fait remarquable qui donne à l’entreprise une épaisseur et une humanité qui sans doute participe au caractère particulièrement attractif de cette fiction.
Mais l’essentiel de ce que livre cette série télévisuelle ne me semble pas se situer sur le plan du rendu de l’expérience psychanalytique, mais bien davantage sur ce qui se dit à travers elle de notre monde contemporain, plus précisément des formes symptomatiques dans lesquelles la part commune de notre vie psychique semble aujourd’hui se débattre.
Des interrogations sur ce qui fait limite
Ce qui d’emblée attire l’œil du spectateur est la scénographie choisie du cabinet du psychanalyste. On est accueilli dans une pièce au statut d’emblée ambigu qui ressemble à un salon privé autant qu’à un cabinet. L’espace est divisé, sans l’être matériellement, entre une partie bureau que seul le thérapeute investit et une partie espace thérapeutique où trône un divan qui n’en est pas véritablement un. Il s’agit bien plus d’un sofa, un canapé en velours rouge sombre, sur lequel les patients s’assoient, se couchent de temps à autre pour se relever aussitôt.
Deux autres petits détails qui ont leur importance : la fenêtre qui donne sur la rue et vers laquelle les patients se dirigent quelquefois comme pour s’accrocher à ce qui les relie à l’extérieur, par laquelle le thérapeute semble aussi maintenir un contact avec la réalité du dehors ; le smartphone, doudou grâce auquel l’intensité du mal-être de l’instant trouve à s’apaiser, ou fil d’Ariane imaginaire qui rend la plongée dans l’espace analytique moins anxiogène et maintient un contact permanent avec le dehors.
Par ce premier tableau rapidement dressé, on mesure immédiatement que ce qui attise la curiosité du spectateur, petite souris cherchant à voir ce qui ne se montre jamais, est aussi ce qui peut générer un trouble, un mal-être : voir ou entendre ce qu’il ne faudrait pas voir ou entendre, sentir sa propre intimité effractée par l’intimité exhibée de l’autre, au fond être pris dans ce qu’on peut appeler la problématique des limites.
Je reçois depuis deux ans un petit patient de 9 ans qui a un passé médical très lourd (stomie à la naissance, opérations viscérales, troubles massifs de la sphère orale), un enfant donc dont le corps a été effracté dès la naissance, et pour lequel la question des limites psychiques et corporelles est centrale. Tom (son nom a été changé) a un frère jumeau qui se porte bien et sur lequel il est en appui psychique permanent.
Les premiers mois, chaque fois que dans la thérapie il était question de la relation à son frère, il évitait soigneusement le sujet et répondait de façon quasi systématique ; « ça, c’est ma vie privée ! ». Il s’était construit une enveloppe avec un ombilic (son frère) qu’il ne fallait approcher qu’avec d’infinies précautions. Il a fallu plus d’un an pour qu’il se sente en capacité de questionner la relation à ce « frère siamois », point de transit entre le dedans et le dehors de soi, et qu’il commence à éprouver un début possible d’individuation, sans encourir le risque d’une perte des limites de Soi et donc d’un effondrement. Ne pas respecter ce rythme lent aurait été vécu comme une nouvelle effraction.
Ce que ce petit Tom a eu à affronter dans son parcours de vie si symptomatique et qu’il consent aujourd’hui à mettre au travail dans sa psychothérapie concerne en fait, certes à des degrés divers, chacun d’entre nous : la question des limites et la construction de l’identité qui en résulte.
Une limite est d’abord une frontière dont la vocation est bien de séparer des ensembles pour les constituer comme ensembles, leur donner une sorte d’identité et donc d’existence. Dessiner une limite entre des ensembles c’est donc une façon de mettre de l’ordre dans les choses, de les catégoriser, de les structurer. Mais une limite c’est aussi une sorte de signal qui, selon les circonstances, nous pousse à aller voir de l’autre côté du miroir, ou nous murmure qu’à trop s’en approcher, on risque d’y perdre quelques plumes.
C’est dans ce jeu sur les limites, sur leur franchissement, voire de leur effacement possible que la série En Thérapie me semble faire le plus sens, au sens où ce jeu trouble sur les limites est un symptôme de l’hypermodernité (ou de l’ère numérique). L’accélération exponentielle des changements à laquelle notre société est soumise est telle que les limites (technologiques, sociales, juridiques, etc.) qui autrefois offraient une forme de stabilité (au risque d’un immobilisme mortifère) et de prévisibilité des évolutions possibles, sont aujourd’hui repoussées en permanences, quand elles ne sont pas l’objet d’un indicible effacement.
Accélération des changements et trauma
Toute psychothérapie psychanalytique a pour point focal un travail psychique sur ce qui fait « réalité » pour le sujet : en quoi ce que je vis ou fais est-il déterminé par la réalité externe (mon environnement, les autres, la société, etc.) ? Et en quoi est-ce le produit de ma réalité psychique (des prismes par lesquels je vois mon monde intérieur et le monde externe) ?
Pour en comprendre la pleine portée, il faut établir une différence entre la réalité (psychique et matérielle) et le Réel. Pour faire image, le Réel c’est un peu comme les rayons du soleil que l’on ne saurait regarder en face sans protection, et cette protection est constituée par la réalité (interne et externe) que nous « bricolons » chacun à notre façon. Les deux instruments qui nous servent à bricoler cette réalité protectrice sont l’activité imaginaire et la capacité de symbolisation. Ainsi, face à la mort (qui est un bout de Réel) nous fabriquons des rites, des symboles qui maintiennent (un peu) présent l’être disparu, nous inventons des croyances (mythes, religions) qui nous assurent de nos origines et nous soustraient à l’idée d’une disparition insupportable (paradis, réincarnation, etc.). Les bouts de Réel qui percent les enveloppes protectrices de la réalité, c’est ce qu’on nomme des traumas. Le but du travail psychothérapique analytique est de reconstituer les enveloppes protectrices, de retisser une trame narrative là où elle a été effractée.
Les extensions du trauma
La mort de ceux que nous aimons est un trauma individuel, la tuerie du Bataclan est un trauma collectif, le viol, l’inceste, mais aussi les fonctionnements familiaux incestueux – sont des traumas. Dans une thérapie, la non-constance du cadre analytique serait aussi un trauma.
En Thérapie nous montre une pratique analytique qui joue en permanence avec les limites du cadre analytique : l’analyste inverse les positions avec une de ses patientes (il joue le patient et la patiente le thérapeute), il est à la fois dans l’écoute et prescripteur de psychotropes, analyste et expert à qui on demande une évaluation, il livre à ses patients des indices relatifs à sa propre vie privée, et, on ne saurait être plus explicite, son cabinet est aussi sa chambre à coucher. Il finit même par un passage à l’acte ultime, en interrompant la thérapie d’une patiente de vingt ans sa cadette, dont il est ou pense être amoureux.
Symboliquement, le divan devient un espace de confusion : à la fois fauteuil, divan, relax, lit, et même pourrait-on dire paillasson… Ce psychanalyste, à la pratique engagée et responsable, glisse progressivement vers une forme d’irresponsabilité, pris lui-même dans l’effacement des limites et l’effraction de son propre système symbolique (la théorie qui est sensée soutenir sa pratique), dont la tuerie du Bataclan se fait le déclencheur et la relation quasi incestueuse à une patiente le point d’acmé.
Mais en quoi au fond les traumas d’aujourd’hui seraient-ils différents des traumas d’avant l’ère numérique ? Ils le sont pas tant par leur nature que par leur fréquence d’occurrence et l’intensité des éprouvés qu’ils provoquent. Nous sommes passés en quelques décennies d’une construction identitaire individuelle fondée largement sur l’intériorisation des normes sociales et sur la faible exposition de la part intime de soi, à une identité construite très largement sur l’exposition au dehors de parts de soi et par l’effacement progressif des normes sociales puisqu’elles évoluent à un rythme jamais rencontré auparavant.
Le régime de l’intimité a fait place à celui de l’extimité, passant d’un mode de fonctionnement psychique où la culpabilité était un affect central dans la construction identitaire et la gouvernance de soi, à celui d’un fonctionnement psychique où l’affect central est la honte. Aucun régime ne protège contre les traumas, par contre le régime de l’extimité expose en permanence à des microtraumatismes. C’est ce dont les adolescents d’aujourd’hui souffrent sans savoir le dire : être exposé en permanence au jugement des pairs, risquer chaque jour et même à chaque heure d’être disqualifié dans la course au par-être.
« Si nous savions restreindre les appartenances de notre vie à leurs justes et naturelles limites, nous trouverions que la meilleure part des sciences qui sont en usage est hors de notre usage… » Cette recommandation de Montaigne ne saurait hélas protéger l’homme moderne car la révolution numérique redéfinit sans cesse, et sans que son libre arbitre puisse s’y opposer, les limites de sa condition humaine.
En Thérapie nous donne à voir au fond comme message subliminal la fragilité et même la porosité des limites là même où elles devraient nous être garanties. Les extraordinaires progrès que la révolution numérique a produits ont peut-être un prix psychique à payer, qui règle la construction identitaire sur de nouvelles bases où la part de l’intime (ce qui n’est montré qu’à quelques-uns) reflue au profit de l’extimité. De quoi le succès de la série En Thérapie est-il le nom ? Celui d’un glissement généralisé vers l’extimité[2].
Ludovic Gadeau est l’auteur d’« Être parent aujourd’hui. Comment la psychologie peut vous aider au quotidien » (2017) Paris, Éditions In Press, et de « Psychanalyse de l’acte éducatif et de soin. Une théorie du temps psychique » (2014), Toulouse, Erès.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le19 mars 2021
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L'auteur
Docteur en psychopathologie, enseignant-chercheur, psychothérapeute
Université Grenoble Alpes (UGA)
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