The Conversation : "Gunther Uecker : artiste de la matière, de l’élémentaire au complexe"

Culture Article
Günther Uecker, Sans titre, 1960. Clous sur toile peinte montée sur bois. 36 cm x 37 cm x 4,5 cm
Günther Uecker, Sans titre, 1960. Clous sur toile peinte montée sur bois. 36 cm x 37 cm x 4,5 cm
Gunther Uecker enfonce des milliers de clous depuis 60 ans. Ses œuvres explorent ainsi le passage du discret au continu, comme depuis les atomes jusqu’à l’humain.

Depuis 60 ans, Gunther Uecker produit des œuvres à partir de clous qu’il plante, dans un geste apparemment simple. C’est la galeriste Dominique Lévy qui m’en a parlé : « Vous devriez regarder. Cet artiste maintenant présent sur la scène internationale depuis plus d’un demi-siècle, crée une œuvre qui devrait parler à un scientifique. ».

Je n’ai rien tenté de lire sur Gunther Uecker. Je n’ai fait que regarder son travail. Et effectivement, ce fut une découverte. Cet artiste allemand est né en 1930. Son tableau, Sans titre en 1960, annonce la couleur. Depuis, avec constance, il a produit des œuvres construites sur des clous enfoncés en (très très) grand nombre notamment dans des panneaux mais aussi dans d’autres supports comme on le voit dans la vidéo ci-dessous.

Un portrait de Günther Uecker à l’occasion de la présentation de ses œuvres en 2017 à la Galerie Lévy Gorvy de Londres.

Le clou comme une particule élémentaire

Dans ses œuvres, le clou se fait « particule élémentaire » ou « brique de base ». Les clous sont assez gros et assez espacés pour que leur présence individuelle soit incontournable. Mais simultanément, l’œuvre émerge de l’ensemble organisé des clous. Ils sont rigidement liés entre eux par le substrat dans lequel ils sont plantés. Les distances et les orientations relatives entre les clous sont définitivement fixées. Dans certains cas, la forme générale relève d’une géométrie délibérément élémentaire comme sur l’image ci-dessous.

Dans d’autres, Gunther Uecker installe une dynamique, un mouvement comme ici avec ce tourbillon complexe de clous sur un tableau de 2 mètres de côté.

Günther Uecker, Spirale I 1997. //www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/2018/contemporary-art-day-sale-n09933/lot.136.html


Gunther Uecker n’est pas le seul à avoir fait le choix d’un élément discret pour produire un ensemble. On peut penser à Elevage de poussières de Marcel Duchamp et Man Ray en 1920. Le simple amoncellement de grains de poussière sur le Grand Verre après plusieurs mois a été immortalisé par la photo de Man Ray exposée dans le monde entier. Avec Dépouille d’or sur épines d’acacia (bouche), Giuseppe Penone produit une œuvre dans laquelle des milliers d’épines viennent constituer cette peau piquante autour d’une bouche. Chez Penone, une sensation de contact piquant vient toucher la personne qui regarde cet immense tableau.

Gunther Uecker ne se situe pas dans le même registre. Les émergences qu’il produit sont à l’image de l’organisation du monde dans de multiples domaines. Ses assemblées de clous offrent la vision d’un mouvement d’ensemble, un peu comme celui de vagues à la surface de l’eau, ou de plis de tissus savamment travaillés. Les molécules H20, invisibles, sont les éléments discrets en nombre inimaginable, qui forment des vagues. De même, tandis que les mouvements du tissu peuvent laisser apparaître les fils tissés alors que les fibres au cœur des fils restent invisibles. Ces tableaux sont construits selon l’assemblage discret de clous pour former une structure que l’on perçoit continue, au-delà de ces éléments de base.

Quel lien avec la science ?

On parle communément en sciences d’un passage du discret élémentaire au continu complexe lors des changements d’échelle. Selon Wikipedia :

« En mathématiques et plus généralement dans le discours scientifique, une structure discrète est une structure formée de points épars, isolés les uns des autres. Le concept s’oppose à celui de structure continue dans laquelle les points ne sont pas individualisés. Le réseau formé des points du plan à coordonnées entières en est un exemple particulièrement typique. »

« Günther Uecker, barefoot », par Lothar Wolleh. lothar-wolleh.com


Ce dialogue entre le discret et le continu est caractéristique de la science notamment depuis le début du XXe siècle, en mathématiques, physique, chimie, biologie et bien sûr en informatique. On le retrouve dans les trois éléments clés qui sous-entendent notre description du monde : la matière, l’énergie et l’information.

La matière, c’est des atomes

Les Atomes du physicien Jean Perrin est publié depuis 1913, un peu moins de vingt ans avant la naissance de Gunther Uecker. La théorie de la matière basée sur les atomes et le tableau de Mendeleïev viennent de s’installer définitivement. Toute la matière autour de nous – nous avec – est constituée d’atomes. À notre échelle, ils sont invisibles mais à neuf ou dix ordres de grandeur, la matière apparaît avec ses constituants atomiques discrets.

Le microscope à effet tunnel a valu le prix Nobel à ses inventeurs Gerd Binnig et Heinrich Rohrer en 1986. En balayant une surface par exemple de graphite avec une simple pointe métallique, on observe les atomes un par un. « Observer les atomes » est devenu une séance de travaux pratiques pour les étudiants de nombreuses universités.

Vingt atomes de brome, en fausse couleur rouge, substitués à des atomes de chlore sur une surface de chlorure de sodium. La structure est stable à température ambiante. futura-sciences.com

L’énergie et les quanta

Pour parvenir à une description de la stabilité et de la structure des atomes, et de la nature de la lumière, les physiciens ont quantifié l’énergie. L’énergie E d’un grain de lumière, un photon unique, est donnée par l’expression qui combine la constante de Planck, la vitesse de la lumière et la longueur d’onde du rayonnement.

Non seulement le concept d’énergie n’échappe donc pas à cette dichotomie entre discret et continu, mais en fait, il n’est pas possible de comprendre autrement la stabilité de la matière constituée d’atomes. Ces avancées dans le domaine de la physique modifient en profondeur notre relation au monde, tant en termes de connaissances que de développements technologiques, jusqu’à aujourd’hui.

L’ADN, l’information du vivant avec quatre éléments de base

En février 1953, Crick et Watson entrent dans le pub l’Eagle à Cambridge en criant : « Nous avons trouvé le secret de la vie ! » Épisode entré dans la légende. Gunther Uecker est un jeune homme, à peu près comme Watson, lorsque la science découvre que l’information génétique s’écrit à partir de 4 éléments clés seulement.

Un alphabet qui permet d’écrire en séries quasi infinies dans la structure en double hélice de l’ADN, le code génétique à l’intérieur des chromosomes. Encore le passage du discret avec ces 4 molécules, au continu de l’être vivant.

James Watson (à gauche) et Francis Crick (à droite), devant leur modèle de la molécule d’ADN, aux laboratoires Cavendish en 1953. A. Barrington Brown/Science Photo Library


La discrétisation de l’information qui circule dans l’humanité grâce à la technologie, se produit dans la même période. C’est l’avènement de l’ère numérique. Toute la musique, toutes les images, tous les textes sont codés à partir non pas de quatre mais de deux éléments distincts. 0 et 1 circulent massivement, sans erreur et à grande vitesse dans des structures à base de silicium contrôlées depuis l’échelle du nanomètre par l’industrie des micro/nanotechnologies. C’est un monde fait de bits et d’atomes.

Un chemin parmi d’autres

La génération de G. Uecker a vécu le temps de ces révolutions scientifiques et technologiques, de leur montée en puissance et de leur impact croissant sur l’humanité. Ces révolutions contribuent à des changements profonds du monde présent et à venir.

Vue aérienne de Hongkong. Zoom Drones/Pinterest


Je ne peux pas voir les œuvres de Gunther Uecker sans les situer dans ce contexte, et sans construire ainsi ma relation avec elles. Être scientifique modifie clairement en profondeur le regard sur le monde. Dans mon cas, cela va jusqu’à orienter mon regard sur ces œuvres : ma vision de scientifique surdétermine mon approche de cet artiste. Mon approche n’a peut-être rien à voir avec ses intentions, son inspiration, les sources de sa création. Qu’importe. C’est probablement la force des œuvres d’art : elles ouvrent d’innombrables chemins à leurs regardeurs pour explorer notre façon d’être au monde.

Forêt des Landes : un réseau d’arbres « vu de côté ».


Après tout, les clous de Gunther Uecker évoquent aussi des forêts, ou les feuilles des arbres, ou des assemblées humaines, ou bien encore les centaines de gratte-ciel des grandes métropoles… Cela pourrait même être un jeu : distinguer partout les grands ensembles, les grandes dynamiques, les réseaux qui émergent des liaisons, c’est-à-dire des flux de matière, d’énergie et d’information, entre des individus clairement identifiables, et qui sont chacun, un autre pour tous.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le28 octobre 2020
Mis à jour le28 octobre 2020