The Conversation : "Il était une fois… l’atmosuicide des Terriens"
Mais aujourd’hui, dans nos villes, l’eau est captée, canalisée, traitée, distribuée et vendue. En sera-t-il de même bientôt pour l’air ?
« L’air est la seule matière qu’on habite ». Cette citation, rapportée par l’historien de l’architecture, Cyrille Simonnet, dans Brève histoire de l’air, est attribuée à Yves Klein. Pensons-nous souvent au fait d’« habiter une matière » ? Pas vraiment ! Nous habitons pourtant dans l’air, cette matière omniprésente dans notre quotidien, que l’on ne voit pas et que l’on ne sent pas.
Invisible, 21 % d’oxygène et 78 % d’azote, l’air, notre habitat par défaut, nous entoure et nous englobe en permanence. Il constitue une ressource fascinante tout autant qu’une préoccupation.
Physicien et designeuse, nous avons rédigé ce texte mêlant nos deux regards et nos deux constats : celui des chiffres, des faits et celui d’une observation sensible de la société. Nous essayons de distinguer les outils de conditionnement social et psychologique qui seraient à l’œuvre au cœur de cette pénurie d’air (frais et accessible) qui nous pend au nez.
Et nous avons imaginé une fiction, un quotidien dystopique : l’oxygène devient rare et, pour faire face, la société intervient partout et conditionne chacun.
La désinvolture de l’humanité : l’air est là pour nous !
Notre attention mérite aujourd’hui d’être portée sur la préservation de l’air. Comment en prendre conscience ?
L’actualité est aux puits de carbone et aux producteurs d’oxygène sur la Terre – les arbres et le phytoplancton. Ceux-ci nous ont permis de consommer et de considérer, inconsciemment, l’air et donc l’oxygène comme une ressource illimitée. Jusqu’à présent en tout cas.
Ainsi s’installe entre l’humanité et l’air un rapport étonnant, presque pervers. Nous apprenons très tôt que l’air est l’une des conditions indispensables à la vie sur Terre ; nous détruisons cette vie et souillons l’air sans répit.
Mais en entrant dans l’Anthropocène, nous nous heurtons aux limites physiques et biologiques de la Terre, qui ne peut pas être au service exclusif des humains. Qu’on le veuille ou non, l’humanité fait partie intégrante du vivant immergé dans la matière air.
Parce qu’ils altèrent jusqu’à notre respiration, les émissions de gaz à effet de serre (GES), les pollutions atmosphériques ainsi que les virus en suspension, vont toujours transformer plus avant notre futur, nous toucher physiquement au plus profond.
Le piège de l’atmosuicide
Sommes-nous condamnés à l’atmosuicide ? Ce terme s’inspire d’un autre, l’atmoterrorisme, néologisme introduit par le philosophe contemporain allemand Peter Sloterdjik dans son livre Écumes, Sphères III, pour décrire l’empoisonnement volontaire de l’atmosphère inauguré massivement lors de la Première Guerre mondiale.
Puisque nous sommes responsables et bien au courant des effets néfastes de ces émissions de GES, de ces déchets volatiles, de toute cette « pollution de l’air », parler aujourd’hui d’« atmosuicide » n’a plus rien de délirant.
Difficile d’y échapper même si les dégâts que nous causons n’étant pas nécessairement visibles à l’œil nu, nous tendons à penser qu’ils n’existent pas. Comment imaginer en effet qu’un jour nous en arrivions à une pénurie d’air ambiant respirable, à un manque d’oxygène ?
Covid dans l’air, une prise de conscience collective ?
Le virus SARS-CoV-2, agent de la pandémie de Covid-19, a brutalement changé notre relation à l’air. Tout comme l’air qui nous entoure et qu’il a envahi, il est invisible. Habitant aussi dans l’air, il nous a contraints, nous les humains, à nous méfier en permanence de l’air, ce milieu naturel auquel nous ne prêtons que très peu attention.
Devant la menace, nous avons accepté des contraintes quasiment permanentes pour respirer un air filtré par un masque. Cette suffocation généralisée a probablement changé pour toujours notre appréhension de l’air, la conscience de sa présence et de son importance cruciale.
L’arrivée du Covid-19 a ainsi changé la donne. La préoccupation de l’air propre s’est soudain installée. La pandémie résulte d’un échange de virus par l’air passant de poumon en poumon, au cœur de l’intime. Le masque, barrière physique et psychologique, a rendu évident ce partage de l’air d’habitude inconscient.
C’est un infiniment petit imperceptible qui vient bouleverser notre relation à notre milieu, et mettre le chaos dans nos rapports sociaux. Nous comprenons brutalement beaucoup mieux l’écrivain Elias Canetti lorsqu’il affirmait en 1984 dans La Conscience des mots : « L’air est la dernière propriété commune du collectif. Tout le monde y a communément droit. Il n’est pas réparti d’avance ; le plus pauvre peut même se servir. »
En mars 2020, le masque anti-Covid a annulé ce partage inconscient, naturel, spontané et gratuit. Il matérialise la pire des menaces portées par ce virus : ne plus pouvoir respirer l’air.
Il était une fois, un monde où l’oxygène manque à l’air…
Nous avons construit une fiction : et si l’oxygène de l’air commençait à manquer ? Comment imaginer notre adaptation, nos choix y compris éthiques, nos réponses technologiques et industrielles, et les changements dans la vie de tous les jours ?
Dans cette fiction, l’humanité est conduite à faire des réserves d’oxygène, tout comme nous faisons habituellement des provisions d’eau, de nourriture ou d’argent. Dans ce monde imaginaire, la production d’oxygène est massivement industrialisée et devient l’objet d’un commerce international.
Un nouveau lobby s’organise autour de l’entreprise O2Liquide, géant mondial de l’oxygène. La nécessité vitale de l’air permet à O2Liquide d’installer son oxygène, en se substituant pratiquement à l’air ambiant désormais insuffisant. Avec ses distributeurs dans l’espace public, elle rationne et redistribue de l’oxygène aux populations. Finalement, la puissance du contrôle matériel et économique de l’oxygène devient telle, qu’elle conduit à l’instauration d’un régime totalitaire global sur Terre.
« Comme il faut que tout soit rentable, on privatisera l’air qu’on respire », nous dit Grand Corps Malade dans son morceau « Course contre la honte » en 2014.
Tout est déterminé et s’organise autour de cette recherche permanente d’oxygène. L’économiser transforme les Terriens, qui cherchent à diminuer cette consommation en évitant toute forme de stress, et en essayant même de contrôler leur rythme cardiaque.
Le monde de la santé évolue de concert, pour faire respecter l’économie générale d’oxygène chez chaque individu. Les activités sportives deviennent prohibées et des traitements hypothyroïdiens, qui ralentissent le métabolisme basal des individus, sont administrés de force. L’inactivité est récompensée : détectée, elle fait gagner aux individus assis ou allongés des recharges portatives personnelles d’oxygène.
Qu’il s’agisse du mobilier, des loisirs, des hobbies ou du travail, tout gravite désormais autour de l’économie de l’oxygène, nouvelle forme de monnaie d’échange.
Un environnement médiatique insidieux conditionne la vie des individus sur le plan social et individuel. Le design contribue à refonder ou reconstruire cette vie. Les outils installés par des designers (applications, réseaux sociaux, affichages publics, campagnes publicitaires, prescriptions/recommandations…) envahissent le monde, s’imposent partout et à tous en conditionnant chacun.
Étonnant dialogue
Cette fiction est d’abord une extrapolation dystopique. Mais il n’y a pas de fatalité. L’arbre ancré dans la terre évapore grâce à la chaleur due au rayonnement solaire des masses d’eau dans l’air. Celles-ci forment les rivières volantes, ces immenses nuages au-dessus de l’Amazonie, chères à Sebastião Salgado.
La designeuse suggère alors un tout autre imaginaire, un autre point de départ, reprenant les mots de Diogène Laërce à propos du philosophe présocratique Empédocle : « Ses théories étaient les suivantes : il y a quatre éléments, le feu, l’eau, la terre et l’air. L’Amitié les rassemble et la Haine les sépare. »
Voilà un tout autre programme pour les Terriens.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le3 mars 2022
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Les auteurs
Professeur de physique
Université Grenoble Alpes (UGA)
Lucie Boutelant est co-autrice de cet article.
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