The Conversation : "L’annonce du reconfinement : le triomphe (éphémère) du management de projet "

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Environ deux tiers des Français ayant suivi l’allocution présidentielle du mercredi 28 octobre ont trouvé Emmanuel Macron convaincant. Francetv
Environ deux tiers des Français ayant suivi l’allocution présidentielle du mercredi 28 octobre ont trouvé Emmanuel Macron convaincant. Francetv
Toutes les méthodes enseignées dans les écoles de management ont été déployées pour justifier le durcissement des restrictions. L'opinion semble convaincue...pour l'instant.
Mercredi 28 et jeudi 29 octobre 2020, le président de la République Emmanuel Macron, le premier ministre et plusieurs ministres ont annoncé dans l’urgence un reconfinement d’un mois pour lutter contre la pandémie de Covid-19.


Toutes les méthodes du management de projet enseignées dans les écoles et facultés ont été déployées pour réaliser l’exercice : diagnostic d’une situation exceptionnelle, chiffres clés pour installer une rationalité structurée de l’action, ambiance d’engagement, et récit collectif mobilisateur.

Le chef de projet Macron et son équipe-projet ont fait le pari « d’embarquer » des acteurs (les citoyens) dans le projet du reconfinement, c’est-à-dire dans ce que les sciences de gestion définissent comme « une démarche spécifique, qui permet de structurer méthodiquement et progressivement une réalité à venir ».

Bien évidemment, l’outil informatique PowerPoint guide l’ensemble de la démarche en imposant le graphique comme mode de communication. Mais ce n’est que la surface de cette mobilisation très stratégique des outils du management de projet.

Les trois dimensions constitutives des démarches de projet que nous avions détaillées dans notre livre « Conduire un projet » (éditions De Boeck) sont mises en avant durant cette annonce.

Le management du projet reconfinement

Première dimension, le point de départ du projet de reconfinement est présenté sous son meilleur jour. Dans un mélange d’euphémisation et de novlangue, les échecs de gestion de la pandémie deviennent des « apprentissages » par l’expérience accumulée des derniers mois. Cette expérience fait office de justification de la décision de reconfiner, c’est-à-dire de point de départ. Corollaire logique, l’objectif global désigné est incontestable, généreux et d’envergure : « préserver le système de soins ».

Le positionnement initial du problème est parfait : fini les chicayas et le passé. Le projet ainsi présenté est déconnecté du reste des problèmes. C’est l’inédit, maître mot du management de projet, qui l’emporte : la submersion par le virus est totalement inattendue car imprévisible partout en Europe.

Fort de ce choix impérieux de l’objectif, tout peut alors se dérouler comme un projet, diapositive après diapositive.

Deuxième dimension, les scénarios d’actions possibles sont très vite balayés pour isoler celui qui sera d’évidence choisi : le confinement constitue la seule stratégie intelligente dans un contexte donné qui a été qualifié par quelques chiffres clés astucieusement choisis. Pas question de tergiverser : c’est le moment des démarches sérieuses, bien loin des rhétoriques et autres palabres qui peuplent les débats autour de la gestion de la pandémie. L’esprit général du management de projet qui vise à promouvoir du « concret » est ici parfaitement incarné.

Enfin, troisième dimension, toutes les astuces techniques du management de projet interviennent tour à tour.

Tout le propos se résume puis se décline en actions coordonnées avec des résultats attendus… mais assez peu paramétrés. Sur ce point, on peut en effet noter quelques faiblesses : la cible visée est un peu floue, pas très quantifiée.

Paradoxalement, l’exposé est discret sur ce qu’est un reconfinement jugé comme réussi. Le ministre de la Santé attendra plusieurs jours avant d’expliquer que la cible à viser pourrait être 5 000 contaminations par jour (contre 50 000 lors de l’annonce).

Un projet de groupe

L’exposé initial du premier ministre et de ses experts-projet par domaine (les ministres) compense toutefois par une abondance de détails et d’exemples. Il s’agit de se montrer professionnel en signalant que tout a été pensé, pédagogique en précisant chaque idée et, au fond, de « parler à chacun ». Du coup, des informations relevant de la simple administration des procédures sont détaillées à l’envi tandis que d’autres sont déclinées plus simplement sur un ensemble de sites officiels que le quidam peut consulter.

Tout le propos est porté par une équipe (les ministres) soudée, volontaire, impliquée, spécialisée. Et bien évidemment, le ton d’exposé glisse aisément de la pédagogie, vers la compréhension des situations difficiles en allant jusqu’au compassionnel lorsqu’il s’agit de la dure réalité des cafés et restaurants.

Tout le propos se fait enfin avec l’ambition cardinale d’innover. C’est même la raison d’être du projet généralement présenté par la littérature comme le moyen idéal pour créer ou chercher : un processeur de nouveaux apprentissages. Le ministre de l’Industrie voit donc dans le confinement un moment de développement du numérique (des PME) et résolument moderne, la ministre de la Culture installe le principe du « click & collect » comme une idée commune, véritable contre-feu à l’annonce de mesures très dures pour les secteurs économiques de l’art et de la culture.

Une fois les règles du confinement édictées, tout le propos se boucle jeudi soir par une animation du projet basée sur l’échange. En mobilisant l’exercice de la conférence de presse, les questions que sont censés se poser les citoyens sont traitées par les ministres spécialistes : les procédures, les dispositifs, l’utilisation des attestations, les cas spécifiques, les apparentes complexités sont longuement explicités dans des exercices de transparence.

Une impression de réussite ?

Le chef de projet et ses collaborateurs ont-ils réussi en mobilisant une démarche de management de projet l’annonce du reconfinement ?

Si l’on se fie aux sondages, incontestablement oui. Selon une enquête Harris Interactive pour LCI, 68 % des Français ayant suivi l’intervention d’Emmanuel Macron l’ont trouvé convaincant. Ils sont en outre 77 % à se déclarer favorables à l’instauration du confinement sur l’ensemble du territoire. Par ailleurs, 67 % sont favorables au maintien de l’ouverture des crèches, écoles, collèges et lycées. Autre enseignement : 76 % envisagent de respecter strictement le confinement, même si 22 % déclarent qu’ils se permettront quelques exceptions.

L’annonce du reconfinement a fait très bonne impression dans l’opinion. L’impression de totale maîtrise des chiffres, des choix, des objectifs domine même si chacun sait bien que la France est tout simplement contrainte, selon un modèle médiéval, d’enfermer la population à défaut de pouvoir la soigner.

En pratique, l’impression de solidité de la démarche projet proposée met au rencart le moment des regrets, des analyses et de toutes les interrogations d’ensemble sur la gestion de la crise de la Covid-19. Comme le note astucieusement le professeur associé à l’Université Paris-Sorbonne Arnaud Benedetti dans Le Figaro : « Macron a fait passer ses échecs pour une fatalité ». Le pari est donc très réussi… pour l’instant.

Au total, ces « impressions » sont pourtant bien loin d’un réel de la gestion de la pandémie qui s’avère résolument têtu.

Une réalité inquiétante

Le réel des comportements des reconfinés est déjà bien loin de ce qu’imagine le projet « modélisé » du reconfinement. Les citoyens qui le peuvent se confineront, à coup sûr, dans leur résidence secondaire. Même si ces reconfinés sont considérés par le PowerPoint des managers de projet, dans leur résidence principale pour un mois au moins. Les bouchons au sortir des grandes agglomérations à la veille du confinement constituent un bon indice de ce réel qui résiste. Un bon indice aussi du caractère toujours simplificateur d’une logique de projet plus soucieuse d’adhésion que de raisonnement.

La réalité de la société française ne pourra, en outre, se dissimuler très longtemps derrière le story telling du « Noël en famille sauvé par les sacrifices d’aujourd’hui », emprunté à l’idée émise par les prix « Nobel » d’économie Esther Duflo et Abhijit Banerjee dans une tribune publiée dans Le Monde fin septembre.

Et après Noël ? Le management de projet apprend à conditionner « l’après » à l’évaluation des premiers résultats obtenus pour décider. Ce fut donc habilement fait : on verra. Étant entendu que le président du conseil scientifique prédit simultanément un Noël « en petit comité et sous couvre-feu ».

À moyen terme, les évaluations globales de la gestion de la crise de la Covid-19 ne pourront en vérité masquer que la France connaît, plus que d’autres pays, une grave crise économique structurelle d’un capitalisme miné par un néolibéralisme insatiable. Ce dernier a littéralement vampirisé l’État social et, notamment, l’un de ses services publics essentiels : l’hôpital.

Plus que pour d’autres services publics (l’Université, notamment) également « affamés » par l’ordre néolibéral, l’abandon de l’hôpital s’évalue facilement avec près de 70 000 lits supprimés en 15 ans. On explique mieux l’impossibilité organisationnelle, logistique et humaine à faire face à la pandémie malgré l’incontestable qualité des hommes et des femmes qui soignent sans beaucoup de reconnaissance. Toutes les astuces et tics communicationnels mobilisés par ce management réussi de l’annonce du reconfinement ne pourront faire oublier les conséquences humaines dramatiques de cet abandon de l’hôpital programmé de longue date.

D’autant que l’idéologie portant l’ordre néolibéral est impitoyable. Au nom d’un New public management toujours plus raffiné, l’abandon de l’hôpital est d’actualité même après le premier confinement. En même temps que les paroles apaisantes, des fermetures de lits restent toujours envisagées.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Publié le29 octobre 2020
Mis à jour le3 novembre 2020