The Conversation : "L’histoire méconnue du premier portrait photographique"
« M. Huet, 1837 » : l’inscription surplombe la signature de Louis Daguerre, l’un des plus grands noms de la photographie. Découverts en 1998 par un collectionneur, ces quelques mots viennent dire une chose simple mais bouleversante. Ce daguerréotype est le plus ancien exemple connu de portrait. Une précocité qui valut à cette minuscule plaque de métal d’être accusée de tourmenter l’histoire. De fait, elle s’est rapidement transformée en objet de controverse. Comme celle de savoir qui, de Paris ou de Philadelphie, a mis au point « la première image véridique d’un homme ».
L’identité du mystérieux « M. Huet »
Ce daguerréotype a été authentifié grâce à l’expertise de sa signature, ainsi qu’à l’examen de ses protocoles optique et chimique. Nous sommes en présence d’une épreuve qui concorde parfaitement, sur le plan technique, avec la mention manuscrite.
Reste que beaucoup d’observateurs sont restés sur leur faim. Pour le quotidien britannique The Times daté du 3 novembre 2011, le doute était permis. Si « la photographie pionnière a été prise dans l’atelier de Daguerre en 1837 », c’est à un moment « où il était encore techniquement impossible de fixer l’image permanente d’un visage ». Pour le journal néerlandais NRC Handelblat le 15 janvier 1999, même suspicion : deux ans avant que la découverte de l’inventeur n’ait été officiellement annoncée, cela signifie « de sérieux doutes sur le premier portrait photographique ».
Il faut dire que jusqu’ici, toutes les tentatives d’identification avaient échoué. Qui est ce M. Huet et pourquoi Daguerre l’a-t-il photographié ? Pourquoi surtout l’inventeur ne s’est-il jamais prévalu de ce cliché hors norme ? Un livre vient de lever l’énigme. Fondé sur des archives inédites, il montre que c’est dans l’entourage des hommes du Muséum d’histoire naturelle qu’il fallait chercher. Dans le magazine American Photo, Nicole Lucas et Jean Beauchesne avaient raison d’en faire le départ de toute analyse : « Il est bien connu que durant cette période Daguerre a fait des images de fossiles et les historiens croient qu’il travailla au Muséum ».
Un cliché pris au Muséum d’histoire naturelle
Le daguerréotype des fossiles l’atteste : Daguerre a réussi à s’introduire dans les galeries du Muséum d’histoire naturelle. Toutefois, il n’a pu y parvenir que de manière clandestine. Avec l’aide d’un tiers : Jean Baptiste, dit Constant, Huet.
Constant Huet est né le 23 février 1797 à Paris. C’est un graveur issu d’une famille d’artistes peintres. Chez les Huet, on est illustrateur au Muséum d’histoire naturelle depuis quatre générations. La collection d’où est tiré le daguerréotype des coquillages occupe, au nord du premier étage, un espace désigné par les guides touristiques comme « la petite salle des fossiles ». Mais, du fait de son exiguïté, l’essentiel des pièces était stocké au sous-sol, dans un couloir voûté. Là, un jour latéral laisse entrer le soleil durant quelques heures au petit matin. Compte tenu de l’emplacement de la façade du Cabinet tournée vers l’est, on en est sûr. Le cliché a été pris aux premières heures du jour. C’est dans cette salle des « débris de fossiles d’animaux » que Constant passa des heures à réaliser dessins et croquis. Il connaît ces lieux par cœur.
Une expédition secrète
Daguerre a donc été parfaitement guidé. Il a pu préparer en toute sérénité son appareil. Le plus délicat fut sans doute de « cadrer » l’étagement des coquilles et fossiles. Heureusement, la qualité de la lumière qui s’engouffrait de la cour était exceptionnelle. L’opérateur va s’en servir pour un essai de portrait. Non sans mal. Il fallut « arranger » un garçon d’atelier devenu soudain modèle, c’est-à-dire obtenir de lui qu’il ne bouge pas et qu’il regarde l’objectif sans plisser des yeux.
Dans une correspondance du 17 janvier 1838, Daguerre évoque cette expédition à demi-mot : « J’ai fait aussi quelques essais de portrait dont un est assez bien réussi pour me donner le désir d’en avoir un ou deux dans notre exposition, mais il faut pour réussir complètement que je fasse un appareil exprès ». C’est dire si les limites de son dispositif optique lui apparaissaient évidentes. Mais « faire un appareil exprès » se révéla une tâche inaccessible.
Le temps était désormais compté. La concurrence menaçait. Les « fuites » se multipliaient. Début 1838, Daguerre décide de s’en tenir à l’appareil qu’il a mis au point. Une option qui le contraignit à renoncer à la commercialisation des portraits. Leur réussite restait trop aléatoire.
Le 28 avril, il le note :
« Quant au portrait, je vous ai dit que d’après mes essais, j’étais certain d’en obtenir, mais ceci est purement pour constater la possibilité, car il ne faut pas admettre que les personnes, qui feraient même très bien les épreuves, pourraient aussi réussir les portraits ; cela demande de grands soins et surtout une grande habitude. Mais pour moi l’essentiel en cela est de prouver que c’est possible et il n’y a pas de doute que cela aiderait à la souscription. »
Reste une question. Pourquoi ne pas avoir publicisé l’essai qu’il qualifiait d’« assez bien réussi » ? On pense forcément au portrait de « M. Huet ». Certes, la plaque a des défauts. Malgré le chlorure d’argent et l’iode chauffé, elle demeure sous-exposée. Pourtant, l’argument n’est pas technique. Il est politique.
L’objet premier de cet essai n’était pas « M. Huet » mais le procédé du daguerréotype lui-même. Il s’agissait d’attester un dispositif mécanique, autrement dit d’éprouver sa capacité à faire des portraits. Sauf que cette intention est rapidement devenue un piège : le modèle, inconnu du public, se prêtait mal à une exploitation commerciale. D’autant que dès la fin 1838, Daguerre s’était rallié à une nouvelle stratégie.
Il avait abandonné l’idée d’une exposition grand public. Après sa rencontre avec le secrétaire de l’Académie des Sciences et député François Arago, Daguerre accepta l’achat de l’invention par l’État, cela au travers d’une rente annuelle. Celle-ci permettait de sortir par le haut de tourments financiers. À ceci près que le succès d’une telle stratégie supposait infiniment plus de prudence. Il ne fallait pas froisser les susceptibilités de la Chambre ou de l’exécutif. Or, Constant Huet était un socialiste. Et sa réputation pouvait être source d’embarras.
La brouille
Finalement, ni Daguerre, ni Constant ne se sont engagés à revendiquer le fameux portrait. À cela une raison simple. Les deux hommes se sont brouillés. Après l’incendie, le 8 mars 1839, de la salle de spectacle que Daguerre dirigeait, les ponts ont été coupés. En témoigne la caricature qu’en 1840 Constant publie chez l’éditeur messin Adrien Dembour : c’est une charge contre le Daguerre photographe. Là, sur les tréteaux d’un spectacle forain, face à son cher Diorama, l’homme est affublé des traits d’un mangeur de pierres. Une façon pour Constant de prendre la défense du monde des graveurs désormais sur la sellette. Lutter contre une mécanisation de l’image désormais menaçante : ce sera sa ligne de conduite jusqu’en 1863, date de la mort de cet artiste.
Le silence qui s’est abattu sur le Portrait de M. Huet ? Il tient finalement à ce conflit entre deux mondes, celui que l’industrialisation des images commençait à violemment opposer. Le daguerréotype, aujourd’hui propriété de la maison Pierre Bergé et associés, en garde la trace. Osons l’analogie : comme un vêtement souillé ou un résidu de poudre, il est une pièce à conviction. Entre le célèbre inventeur et le garçon d’atelier qui s’est tenu, ce jour-là, immobile devant lui, s’est joué un moment décisif. Un moment qui dépasse la simple histoire des arts et techniques. Un moment d’où naîtra une culture visuelle qui est encore la nôtre.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Mis à jour le15 mars 2018
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