À travers l’histoire, le registre bestialisant pour parler des « autres » accompagne les massacres et les génocides.
« Tout peuple, et en particulier le peuple russe, est capable de distinguer les vrais patriotes de la racaille et des traîtres, et de recracher ces derniers comme un moucheron qui aurait atterri dans leur bouche. Je suis convaincu que cette purification naturelle et nécessaire de la société ne fera que renforcer notre pays. »
Le discours prononcé le 16 mars dernier par Vladimir Poutine avait une tonalité peu rassurante. On pouvait y déceler un inquiétant écho au discours stalinien des années 1930, dans lequel ceux que le régime avait choisi de persécuter étaient comparés à des reptiles et à des chiens enragés. Dans la récente diatribe de Poutine, l’évocation du moucheron cherche à minimiser avec mépris la menace représentée par l’adversaire en le destituant de toute dignité.
Le discours de Poutine est préoccupant, car l’histoire humaine suggère que le registre bestialisant est la basse continue rhétorique des massacres et des génocides. Dans Race et Histoire, quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Claude Lévi-Strauss rappelait que le passé de l’humanité surabondait de sombres exemples montrant que pour désigner les « autres » de manière à les avilir, tous les « noms d’oiseaux » étaient convoqués : œuf de pou, singe, chien, cochon, rat, parasite, insecte… L’origine même du mot barbare, en français, renvoie d’ailleurs aux gazouillis des oiseaux, opposés à la valeur signifiante du langage humain.
Depuis le monde grec et romain, qui animalisait déjà les catégories asservies, jusqu’aux génocides du XXe siècle qui en ont apporté l’illustration à une échelle terrifiante, ces logiques s’exacerbent durant les périodes de conflits entre groupes. L’historien Éric Baratay le constate : « Lutte entre païens et chrétiens dans l’Empire romain, entre chrétiens et hérétiques au XIIe siècle, sorciers aux XV-XVIe siècle, etc. À partir de la Renaissance, le procédé prend une dimension nouvelle avec l’imprimerie qui ajoute le livre et la gravure au discours oral. Le XIXe siècle est aussi un moment d’apogée en raison de fortes tensions politiques, nationalistes, sociales, et de l’essor d’instruments médiatiques (journaux, affiches…) inégalés jusqu’alors. »
Déshumaniser un groupe en l’animalisant
Animaliser (ou bestialiser) consiste à répudier l’humanité d’un individu ou d’un groupe en leur assignant des traits associés à des animaux. Le discours raciste fait fréquemment appel à cette rhétorique. C’est ce que montre une série d’études menées par un chercheur de l’Université Northwestern, qui a consisté à demander à des volontaires d’attribuer un « degré d’évolution » (du singe à l’humain) à chaque groupe en positionnant un curseur sur une ligne pour exprimer leurs jugements.
Dans une recherche qui employait cette méthode auprès d’Américains, les participants jugeaient les Coréens du Sud, les Chinois et les immigrés mexicains comme moins « évolués ». Plus les participants déshumanisaient les Arabes, plus ils s’opposaient à leur accueil dans leur pays, ou toléraient qu’ils subissent des injustices professionnelles ou policières flagrantes, voire la torture. Dans une autre étude, des participants américains que l’on informait durant une expérience que leurs compatriotes étaient jugés moins évolués par des Arabes avaient ensuite tendance à exprimer en retour un jugement plus négatif à l’encontre de ces derniers.
L’une des tâches de l’histoire, selon Éric Baratay, serait de montrer dans quelle mesure le recours aux représentations bestialisantes décline lorsque les tensions entre les groupes s’atténuent. En France, cela s’est produit -dans la seconde moitié du XXᵉ siècle, quand le nationalisme et l’antisémitisme ont diminué après avoir atteint leur apogée dans la première moitié.
Mais la déshumanisation ne disparaît pas pour autant, et continue à fluctuer selon les circonstances nationales. Ainsi, après un attentat commis aux États-Unis (une explosion qui a fait trois victimes et 140 blessés en 2013 lors du marathon de Boston), la déshumanisation des Arabes s’y est intensifiée même si les auteurs étaient Tchétchènes. À l’inverse, lorsque des groupes d’origine étrangère sont impliqués dans des interactions constructives, la déshumanisation à leur égard décline.
Dire d’un individu ou d’un groupe qu’il est un animal peut-il également favoriser des comportements préjudiciables ? Cette idée a été formulée par le philosophe Theodore Adorno, théoricien des fondements psychologiques du fascisme et qui, dans Minima Moralia, estimait que « l’affirmation récurrente que les sauvages, les Noirs, les Japonais ressemblent à des animaux, ou à des singes, contient déjà la clé du pogrom ».
Bestialisation au laboratoire
Une recherche réalisée à l’Université Stanford a mis à l’épreuve cette intuition.
Des participants ont été recrutés pour former des équipes de trois « superviseurs » dont le rôle était d’observer les prises de décision collective. Ceux-ci entendaient les échanges verbaux des membres du groupe étudié se trouvant dans une autre pièce. À la fin de chaque séquence de prise de décision, lorsqu’une erreur était constatée (les erreurs étaient en réalité planifiées à l’avance par les chercheurs, il n’y avait pas d’équipe prenant des décisions, mais des enregistrements qui permettaient de le faire croire), les « superviseurs » devaient administrer un choc électrique d’une intensité croissante à tous les membres du groupe après une mauvaise performance.
Alors qu’ils étaient installés pour l’étude, les « superviseurs » entendaient un échange par interphone entre l’assistant de recherche et un chercheur : l’assistant affirmait soit que les membres de ce groupe semblaient « pleins d’humanité », soit au contraire qu’ils étaient une équipe « d’animaux ». Dans une dernière condition (neutre), aucun jugement n’était exprimé à propos du groupe.
Les résultats ont été conformes à l’hypothèse d’Adorno : au fil des sessions, les participants ayant été désignés comme des « animaux » devenaient les cibles de chocs électriques de plus en plus intenses, et ceux qui étaient décrits favorablement recevaient les chocs les plus faibles possible, les neutres se trouvant au milieu.
Animaliser des personnes s’apparente donc à une altération de leur valeur morale et peut faciliter la perpétration de traitements violents ou irrespectueux qui sont généralement réservés à la sous-catégorie morale que forment encore aujourd’hui les animaux dans la pensée ordinaire. L’existence d’une frontière entre l’humanité et le monde animal se retourne ainsi contre l’humanité elle-même, qui la reporte sur les groupes qu’elle accable.
L’auteur vient de publier « Face aux animaux », éditions Odile Jacob.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.