The Conversation : "Le piège du pitch"
Chercheurs en sciences de gestion passionnés d’entrepreneuriat, nous avons pu observer les coulisses de cette pratique du discours comme ethnographes. Cet article, qui présente un travail en cours, reflète les questions que nous avons été amenés à nous poser, ainsi que les concepts qui nous ont permis d’éclairer, déconstruire et mieux comprendre les enjeux sous-jacents à la pratique du pitch, dans ce qu’elle peut avoir de fascinant, mais aussi de discutable…
Un passage obligé
« Je n’ai pas été convaincu. Son projet ne marchera jamais, il n’a pas le mindset (état d’esprit) ». Cette phrase, entendue dans les couloirs d’une soirée « elevator pitch », dans la bouche d’un business angel, résume parfaitement l’enjeu, parfois cruel pour le startupper en herbe, de ce type d’évènements : convaincre, séduire ou mourir.
Savoir présenter son projet dans un format oral court, dynamique et engageant est devenu un véritable art dont de multiples formations, ouvrages et MOOC promettent de nous révéler les secrets. Le pitch joue en effet un rôle primordial au début de l’aventure entrepreneuriale. Alors même que la start-up n’a encore pas de produit à présenter, ni même parfois de prototype, le discours demeure l’unique moyen de partager un projet, une réalité avec les différentes parties prenantes (investisseurs, partenaires, clients, premiers employés, etc.). C’est bien à travers le pitch que cette organisation naissante va créer son premier socle de légitimité, étape incontournable pour réunir les ressources nécessaires à son développement.
Dès lors, le pitch va prendre une place prépondérante dans l’activité des startuppers et dans leur formation. Cette performance de storytelling est travaillée et répétée, en particulier dans les incubateurs et autres dispositifs d’accompagnement, où des concours de pitch sont organisés régulièrement. Cette pratique et ses codes viennent principalement de la Silicon Valley, ce qui en fait un exercice culturellement marqué, avec un vocabulaire largement anglophone.
Un exercice normé
Cette influence culturelle se traduit bien souvent par une forte homogénéisation des discours. Ce phénomène atteint son paroxysme lors des concours de pitchs, où les projets semblent interchangeables tant les trames sont similaires à force de répétitions, au risque de les vider de leur sens.
Si la préparation d’un pitch peut faire l’objet d’un apprentissage, c’est avant tout parce qu’elle repose sur l’utilisation de techniques qui, une fois maîtrisées, assure l’efficacité du discours de l’entrepreneur. Parmi elles, la structuration de son argumentaire selon le diptyque expose – propose : la description initiale d’un problème, suivi de la proposition de valeur qui y apporte une solution innovante. La première phase est généralement illustrée de chiffres clés percutants ou d’une anecdote personnifiée, pour susciter l’empathie. Rappeler au public qu’il a déjà peiné à trouver un taxi un soir de match, caché les clefs pour notre hôte Airbnb dans une plante ou raté une fois son examen du code de la route ne fera que renforcer son attention lorsque retentira le désormais générique : « C’est pour ça qu’on a créée (nom), la première entreprise qui (offre une solution à ce problème)… »
S’en suivra une suite d’estimations plus ou moins chiffrées démontrant pourquoi et comment cette solution est potentiellement profitable sur un marché mature (et pourquoi l’investisseur aurait tout intérêt à y investir ses deniers). Un bref catalogue des étapes déjà accomplies et des succès rencontrés achèvera de convaincre de la robustesse du projet. Enfin, l’entrepreneur se doit d’annoncer clairement ses intentions – recruter, lever de l’argent, inviter à un évènement – et appeler son audience à agir à son tour (call to action).
Entrepreneurs français, réussissez (enfin) vos pitchs en anglais ! https://t.co/Ik2N2VKqn8 pic.twitter.com/TVpPtqeUuH
— Conversation France (@FR_Conversation) June 23, 2019
Au-delà de ces figures de style relativement classiques, les formations au pitch insistent aussi sur l’importance du non verbal pour séduire son oratoire. Sourire, balayer son audience du regard, adopter des postures et gestes d’ouverture, se montrer enthousiaste et dynamique sont autant de procédés qui renforceront l’engagement de l’audience en campant fermement un personnage d’entrepreneur charismatique et passionné, un « visionnaire qui n’a pas froid aux yeux ».
D’autres variables peuvent entrer en ligne de compte, telles que le sexe ou l’apparence physique du porteur de projet, comme tendent à le montrer certaines études (en bref, les investisseurs préfèrent les projets pitchés par des hommes attrayants). À travers le pitch et l’utilisation des différentes techniques enseignées dans les formations au pitch, c’est bien un idéal-type d’entrepreneur qui est performé.
Start-uppers : l’angoisse derrière le rêve https://t.co/VL5VykpuAW pic.twitter.com/RBn1ULQjXc
— Conversation France (@FR_Conversation) May 4, 2018
Dans son ouvrage, Quand dire, c’est faire » (How to do things with words) (1970), John Austin définit la fonction performative du langage comme un type d’expression réalisant ce qu’il énonce. L’apprenti entrepreneur se réaliserait en tant que tel dans le processus même de pitch de son projet : charismatique, ouvert aux opportunités, prêt à prendre des risques, leader d’une équipe (et donc par suite d’un marché). En performant ce rôle, il se conforme aux normes sociales en vigueur, figées par ceux qui jugent, évaluent et décident.
Si l’on peut replacer ce jeu d’acteur dans une stratégie visant l’obtention de ressources nécessaires à la poursuite du projet, ne peut-on pas questionner le mythe entrepreneurial qui en découle inévitablement ?
Si l’efficacité de ces techniques n’est pas mise en doute, leur (ré)utilisation presque systématique dans les évènements dédiés aux start-up pose question quant à leur pouvoir normatif.
Un exercice normatif
Cette pratique normée du discours entrepreneurial ne va pas sans poser de réelles questions éthiques. The Conversation a d’ailleurs déjà évoqué la question du pitch pour arnaquer et celle des dommages collatéraux créés par un discours disruptif.
Nous souhaitons ici soulever un mécanisme plus insidieux : le pitch n’est pas seulement un outil pour présenter une idée, il est aussi une pratique normative qui influence et modifie la nature même du projet.
Cette conclusion contre-intuitive est issue d’observations de terrain dans des dispositifs d’accompagnement à l’entrepreneuriat où deux mécanismes ont pu être observés :
- Pouvoir normatif endogène : des porteurs de projets se sont autocensurés, ont fait évoluer leur produit, leur stratégie voire même leur statut juridique pour correspondre aux canons du pitch qu’ils répétaient. Ainsi, un jeune entrepreneur a décidé d’abandonner le statut associatif qu’il visait au profit d’un modèle de société lucrative et miser sur un développement commercial plus agressif, dans le seul but d’afficher des perspectives de croissance plus conformes à celles attendues dans l’exercice du pitch.
- Pouvoir normatif exogène : les mentors se retrouvent eux-mêmes piégés par les codes du pitch et influent, parfois à leur corps défendant, sur les porteurs de projets. Ils deviennent porteurs involontaires d’injonctions contenues implicitement dans les règles du pitch et viennent renforcer ce pouvoir normatif.
La méthodologie du pitch n’en fait donc pas seulement un exercice normé, mais bien aussi normatif. Ainsi, à force d’entraînement et de répétitions, les projets s’homogénéisent autour d’un idéal-type de start-up et intègrent deux impératifs :
- Un potentiel de croissance très élevé, avec des investissements limités (ce qui, pour schématiser, revient à créer des plates-formes ou des applications, peu intensifs en capitaux et en main d’œuvre) ;
- Un nécessaire problème à résoudre, voire à disrupter (ce qui exclut d’emblée les projets plus modestes de l’économie réelle, comme un commerce de proximité)
C’est la pratique du pitch qui va modifier le projet entrepreneurial. Ce dispositif conçu pour favoriser la créativité et l’innovation se retrouve paradoxalement à brider les modèles déviants, écarter les idées alternatives et à formater les projets. Il est donc urgent de questionner cet outil et d’imaginer de nouvelles pratiques de présentations orales qui permettront à une plus grande diversité de projets de voir le jour. La conversation est ouverte…
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le27 avril 2022
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Les auteurs
Researcher & lecturer, entrepreneurship & engagement
ESCP Europe
Laetitia Gabay Mariani
Chercheure en sciences de gestion
Université Grenoble Alpes
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