The Conversation : "Les élections en temps de crise sanitaire sont-elles légitimes ?"
Au début du mois de février dernier, la baisse du rang de la France dans l’indice « Democracy Index 2020 » établi par The Economist) a été largement commentée dans les médias, obligeant le ministre de l’Intérieur à en relativiser la portée dans une émission de télévision très suivie : la France est passée du 20e au 24e rang mondial, perdant son statut de « démocratie à part entière », en passant juste en dessous du seuil de 8 sur 10, pour devenir une « démocratie imparfaite ».
Elle ne se situe aujourd’hui qu’au 14e rang européen. Bien sûr, c’est la question de la crise de la Covid-19 et de la restriction des libertés publiques qui est à l’origine de ce déclassement.
Cependant l’étude des critères purement politiques montre que la France est une démocratie « moyenne » de manière générale et depuis longtemps – puisqu’elle varie dans ce classement, depuis 2006, autour de 8 – dans laquelle c’est la question de la confiance dans la démocratie qui pêche le plus.
Si l’on suit ce classement, le droit électoral et le pluralisme sont plutôt une force en France (9,58 pour le processus électoral pour 9,39 de moyenne en Europe de l’Ouest), sa participation électorale n’est pas si mauvaise (7,78 pour la participation électorale pour 7,59 de moyenne), en revanche ses principaux points de faiblesse sont le fonctionnement de la gouvernance (7,50 pour 7,71 de moyenne) et surtout sa culture politique, c’est-à-dire sa confiance dans la démocratie (6,88 en France contre 8,21 de moyenne en Europe). La question de la légitimité de la démocratie française est posée.
L’élection, une institution particulièrement attaquée
Le problème de la « crise » de la démocratie représentative n’est pas un problème nouveau et aujourd’hui, l’élection est une institution qui est particulièrement attaquée.
Pour le comprendre, il faut revenir à la source, analysée par Bernard Manin mais aussi Pierre Rosanvallon dans Le sacre du citoyen, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France ou encore Le bon gouvernement. Dans le champ des sciences juridiques, il faut souligner les travaux de Bruno Daugeron.
L’élection est avant toute chose une procédure de sélection de personnes et n’est pas par nature une procédure démocratique, la preuve en étant qu’elle existe dans de nombreux domaines et de nombreux pays même autocratiques : dans la Grèce antique, elle était même considérée comme de nature aristocratique, par opposition à la démocratie qui devait être nécessairement directe.
L’élection n’est devenue une procédure considérée comme démocratique qu’avec le suffrage universel (masculin…).
Selon Bernard Manin, c’est précisément cette ambivalence de l’élection qui explique son succès : démocratique au départ car elle offre le droit de suffrage à tous, elle est aristocratique dans sa méthode et dans son résultat, constituant alors est un « accord stable », du peuple et des dirigeants.
Cependant, pour de multiples raisons bien connues – crise de l’efficacité politique, baisse de la participation électorale, altération des idéologies, etc., le second terme de l’équation – le caractère démocratique de l’élection – se trouve aujourd’hui affaibli.
Une opération compétitive
Il n’est pas dans notre propos de discuter ici les multiples solutions qui pourraient être proposées pour réhabiliter le caractère démocratique des élections.
Ce que l’on peut constater, c’est que la gestion des élections pendant la crise sanitaire française a révélé que pour les pouvoirs publics français, le premier terme de l’équation prévaut incontestablement sur le deuxième, c’est-à-dire que l’élection est appréhendée, plus ou moins consciemment, comme une opération compétitive de désignation des dirigeants bien plus que comme une procédure ayant vocation à incarner la démocratie avec des exigences fortes.
Il ne s’agit pas d’accabler ici les choix qui ont été faits lors du maintien du 1er tour des élections municipales et le report du second. L’auteur de ces lignes a soutenu la stratégie alors adoptée, au nom d’autres principes fondamentaux que la seule participation électorale. Pour le droit, respecter la légalité : en effet, seule la loi en France peut reporter une élection et l’exécutif seul n’avait pas le pouvoir de le faire, non plus que d’annuler un 1er tour s’étant déjà déroulé. Pour ce qui concerne l’argument politique, il semblait crucial de ne pas ajouter de la crise à la crise.
Une absence d’anticipation qui interroge
Cependant, depuis la séquence des élections municipales, la gestion de la crise laisse sceptique sur le plan démocratique au regard de l’absence d’anticipation et de l’absence de volonté des gouvernants d’adapter le droit électoral, qu’il s’agisse des modalités de campagne ou de vote, la seule solution étant de reporter les élections à un moment où elles semblent possibles, y compris en choisissant des moments estivaux qui pourront favoriser l’abstention, ou en tout cas qui ne permettront pas de lutter contre elle. Ainsi la loi du 22 février 2021 portant report, de mars à juin 2021, du renouvellement général des conseils départementaux, des conseils régionaux et des assemblées de Corse, de Guyane et de Martinique n’a-t-elle prévu que des adaptations marginales du droit électoral français (possibilité de mettre en place des numéros verts, modification des critères de choix des assesseurs), refusant de nombreux autres dispositifs pourtant adaptés à la crise tels que la publicité commerciale, le vote par correspondance, le vote par anticipation, etc.
Sur ce point, l’exemple français contraste avec de nombreux pays voisins : l’Allemagne, la Suisse, la Corée du Sud, la Pologne, les États-Unis au début et milieu de la crise, et plus récemment en Europe la Lituanie, le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Norvège, autant de pays ayant maintenu leurs élections grâce à des modalités de vote adaptées.
Un scrutin sincère ?
Concernant l’abstention ayant frappé les élections en France lors des élections municipales de 2020, la jurisprudence du Conseil d’État s’avère stricte, y compris au regard de celle du Conseil constitutionnel qui avait pu laisser penser à une appréciation plus souple pour déterminer si le niveau de l’abstention avait pu avoir un effet sur la sincérité du scrutin (Cons. const., n° 2020-849 QPC du 17 juin 2020, ainsi que notre note sur le sujet.
Le Conseil d’État exige en effet pour que la sincérité du scrutin soit affectée qu’il y ait des circonstances locales particulières ayant entraîné une rupture d’égalité entre les candidats ou une atteinte à la libre expression du suffrage (CE, El. Mun. de Saint-Sulpice-sur-Risle, 15 juillet 2020, n° 440055). Cette solution est équilibrée mais le Conseil d’État l’applique avec sévérité, refusant avec constance le seul motif tiré de l’abstention y compris si elle est élevée (CE, El. Mun. de Sanary-sur-Mer, 16 décembre 2020, n°442351 ; CE, El. Mun. de Beauvais, 29 décembre 2020, n°441808 ; CE, El. Mun. de Faulquemont, 28 janv. 2021, n°443737 ; CE, El. Mun. du Chesnay-Rocquencourt, 31 mars 2021, n° 447880) mais estimant même non suffisantes des circonstances locales dans lesquelles le maire sortant et ses colistiers avaient été confinés, considérant qu’« il ne peut être déduit de ces circonstances fortuites une rupture d’égalité de nature à altérer la sincérité du scrutin » (CE, El. Mun. de la Balme-de-Sillingy, 22 mars 2021, n° 445083).
Enfin, il est à craindre que les élections départementales et régionales prévues pour juin, si elles ne sont pas encore reportées, seront frappées des mêmes lacunes démocratiques, l’abstention risquant d’être très élevée. La légitimité des élections locales risque d’en être altérée. Le régime représentatif, lui, aura sauté l’obstacle.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le12 avril 2021
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L'autreur
Professeur des universités, spécialiste en droit électoral
Université Grenoble Alpes (UGA)
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