The Conversation : "Les élections professionnelles, autre visage de la société abstentionniste"
Depuis 2008, la participation des syndicats à de nombreux rouages au sein des entreprises – notamment les comités sociaux et économiques – ou d’institutions les plus diverses – sécurité sociale, caisses de retraite, assurance chômage, conseils de prud’hommes… – se base sur leurs résultats à ces élections professionnelles. Au niveau national, les résultats sont agrégés tous les quatre ans (c’est la durée du mandat de la plupart des institutions représentatives). Cette agrégation a été dénommée « mesure d’audience des organisations syndicales ». Elle permet de désigner les confédérations syndicales les plus représentatives qui, avec les organisations d’employeurs, sont les actrices du dialogue social et contribuent aussi à l’élaboration des politiques publiques dans le domaine social au sens large, en étant les interlocutrices des plus hautes instances de l’État.
Lors de ces élections professionnelles, l’abstention se manifestait déjà avant la crise sanitaire. Sont en cause les mutations qui ont affecté le salariat mais aussi les syndicats, mutations assez comparables à celles des partis, comme nous le verrons un peu plus loin.
Sur fond de crise sanitaire et économique, la #CGT est arrivée première avec 26,31 % des voix des élections professionnelles dans les TPE, dont la participation a été encore plus faible que les éditions précédentes (5,44 %). https://t.co/baqjHNl5hD
— Libération (@libe) April 17, 2021
Montée de l’abstention dans le secteur privé
Le 26 mai dernier, le ministère du Travail a présenté la « mesure d’audience des organisations syndicales » dans le secteur « privé » pour la période 2017-2020. Sur les 14,1 millions d’électeurs, 5,4 millions ont voté. Soit un taux d’abstention de 62 %. Pour la période précédente (2013-2016), elle était de 57 %. Cette abstention croissante est assez inégalement répartie, mais atteint son niveau maximal dans les deux scrutins sur listes syndicales tenus hors du lieu de travail.
D’une part, en février 2019, les salariés de la production agricole ont voté pour élire leurs représentants dans les chambres d’agriculture départementales. Participation : 10,2 % contre 16,1 % en 2013.
D’autre part, en avril 2021, les 4,9 millions de salariés travaillant dans des entreprises de moins de 11 salariés ont désigné, dans un scrutin à listes, l’organisation syndicale de leur choix qui les représente dans des commissions régionales spécifiques à ces entreprises. Ces commissions sont censées formuler des avis sur le droit du travail s’appliquant aux salariés des TPE. En 2021, seulement 5,4 % des électeurs ont voté.
En revanche, dans les établissements de plus de 10 salariés, le scrutin se tient sur le lieu du travail et porte sur des individus, plus que sur des étiquettes syndicales. Entre 2017 et 2020, un peu plus de la moitié de ces électeurs ont voté (la participation est toutefois en recul lent et régulier depuis les années 1990). Les procès-verbaux des élections 2017-2020 (qui ne sont pas synchronisées : chaque entreprise a sa chronologie électorale propre) ne sont pas encore accessibles et il faut donc se reporter au cycle précédent, couvrant la période 2013-2016, pour connaître le détail de la participation dans ces entreprises.
Outre les disparités régionales traditionnelles, trois dimensions apparaissent clairement.
En premier lieu, durant les vingt-cinq dernières années, le nombre des établissements où un syndicat est présent a considérablement reculé (environ d’un quart). Aujourd’hui, 15 % des 19,5 millions de salariés du privé ont au moins trois syndicats dans leur entreprise. À l’opposé, la moitié n’en ont aucun.
Deuxièmement, l’examen des résultats par taille d’entreprise montre que la participation est inversement proportionnelle au nombre des inscrits. L’abstention est maximale dans les grands établissements (500 salariés et plus) et c’est là qu’elle a augmenté le plus vite. C’est pourtant dans ces établissements que l’on trouve encore des syndicats et où il y a généralement plusieurs listes en concurrence. Ce n’est donc pas l’offre électorale qui favorise la participation mais la taille des collectifs concernés. En dehors de ces collectifs, les syndicats peinent à mobiliser, comme le montre l’abstention aux scrutins des TPE, tenus hors du lieu de travail.
Troisièmement, la montée de l’abstentionnisme est particulièrement forte chez les ouvriers et les employés : + 20 % entre 1995 et 2016. Dans ce décrochement, on peut lire l’influence de deux changements fondamentaux. D’une part, la précarité et l’anomie qui touchent une proportion importante des salariés sans qualification, notamment les jeunes. D’autre part, le changement dans la relation des syndicats avec les salariés au « bas de l’échelle ».
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Autrefois, ces salariés étaient les principaux bénéficiaires de l’action quotidienne des délégués, qui leur apportaient une aide dans les différends avec la hiérarchie et les collègues, ou pour améliorer leurs conditions de travail. Certes, cette fonction était peu gratifiante et consommait une part importante du temps de délégation, mais les interventions efficaces faisaient gagner des électeurs, des adhérents et des militants. Au-delà, l’« ambiance syndicale » était un facteur d’intégration et de création des identités collectives.
Des évolutions comparables sont à l’œuvre dans les fonctions publiques.
Les fonctionnaires aussi
Dans les trois fonctions publiques (État, collectivités territoriales et hôpitaux), on constate la même désaffection envers les élections professionnelles. Le graphique ci-dessous retrace l’évolution de cette participation depuis le début de la statistique, il y a 70 ans.
De plus en plus de Français disent avoir le sentiment de n'appartenir à aucune communauté. Or c'est précisément ce manque de régulation sociale, l'#anomie décrite par Durkheim, qui mène à un désengagement de la vie en société et à une #abstention record.https://t.co/O7VaClhQBd pic.twitter.com/I12AUFNsNl
— L'Obs (@lobs) June 21, 2021
Depuis le début des années 1950 et jusqu’à la fin du XXe siècle, la participation s’est maintenue à un haut niveau (supérieur à 70 %), avec quelques légers reculs (après 1968 puis dans les années 1980).
Un premier décrochage s’est produit en 2003-2005, suivi par un véritable effondrement à partir de 2009-2011. Parmi les raisons conjoncturelles de ces deux tournants, on peut mentionner les mouvements contre la réforme des retraites qui augmentait la durée de cotisation (2003) puis repoussait l’âge de liquidation des pensions (2010). Ces mouvements ont été coûteux pour les grévistes de la fonction publique et se sont soldés par des échecs. Au-delà de ces déceptions, l’effondrement de la participation traduit surtout des changements profonds dans le syndicalisme des fonctionnaires et, plus largement, dans la population active.
Il s’agit d’abord d’une rupture générationnelle. Au début du XXIe siècle, les baby-boomers – nés dans les années 1945-1965 – commencent à partir à la retraite. C’était la dernière génération ayant connu l’atmosphère du syndicalisme de masse au début des carrières. Ils ont été remplacés par de jeunes actifs socialisés dans des conditions bien différentes et généralement peu attirés par le syndicalisme et l’action collective sur le lieu du travail. Effectivement, l’abstention est plus élevée chez ces jeunes salariés, caractéristique qui se retrouve dans les scrutins politiques.
On peut lire également dans cet effondrement de la participation les conséquences des changements accélérés intervenus dans toute la fonction publique. Deux secteurs sont particulièrement éclairants : l’Éducation nationale et les hôpitaux.
L’Éducation nationale est emblématique de la fonction publique par son poids : quatre fonctionnaires de l’État sur dix sont des enseignants. Parmi eux, on trouve deux grandes masses : près de la moitié des enseignants sont des professeurs des écoles (exerçant en primaire) et plus de trois sur dix des certifiés (enseignants du secondaire). Or, jusqu’aux années 1980, ces deux corps formaient la base principale des syndicats et votaient assidûment (plus des deux tiers exprimaient un vote à l’orée des années 1980). En 2018, seuls 4 sur 10 ont exprimé un vote en faveur d’un syndicat. Manifestement, une sorte de divorce entre la grande masse des enseignants et les syndicats est intervenue.
Ces chiffres reflètent des changements survenus dans l’Éducation nationale au cours des quarante dernières années. Parmi ceux-ci, on peut identifier notamment le rythme accéléré des réformes, la montée de la bureaucratie, ainsi que le désarroi face à certains élèves difficiles. Ces changements ont entraîné un désengagement chez beaucoup d’enseignants et favorisé l’anomie.
Celle-ci s’explique aussi par un changement des syndicats : le départ à la retraite de la dernière génération militante a achevé le passage d’un syndicalisme de masse – centré sur le service à l’adhérent, le débat collectif et dont les ressources provenaient essentiellement des cotisations – à un syndicalisme de professionnels de la représentation, moins présents dans les établissements et disposant surtout de ressources institutionnelles, ce qui les rend moins sensibles aux problèmes individuels de leurs collègues.
Dans la fonction publique hospitalière, les élections se sont tenues avant la crise sanitaire. Déjà, la proportion des inscrits qui ont exprimé un suffrage était faible (42 %), après un recul d’ampleur historique durant la dernière décennie (- 14 %). Cette participation s’est même effondrée dans les principaux ensembles hospitaliers du pays, notamment les deux plus grands : Paris (28 % des inscrits ont voté en faveur d’un syndicat) et Lyon (27 %). Résultats pour le moins contre-intuitifs lorsque l’on connaît le malaise des personnels de santé.
Comme les instituteurs, les infirmiers – autrefois fortement participants – sont maintenant devenus très abstentionnistes. Cette évolution est un aspect assez méconnu de la crise des hôpitaux français, qui, s’ils subissent les difficultés propres à la santé, n’en partagent pas moins beaucoup de caractéristiques avec le reste de la fonction publique : cascades de réformes incomprises et déstabilisatrices, intensification du travail, organisation de plus en plus bureaucratique et normalisée, disparition progressive des syndicats des lieux de travail…
Remobiliser dans le monde professionnel pour refonder la vie publique ?
Jusqu’aux années 1980, le niveau élevé de la participation et le dynamisme des institutions représentatives du personnel étaient les conséquences des implantations syndicales dans les entreprises et de la syndicalisation des salariés. En quelque sorte, il y avait des électeurs parce qu’il y avait une vie syndicale, des militants et des syndiqués. Dès lors que les militants se sont transformés en professionnels de la représentation moins présents sur les lieux de travail et que les adhérents sont devenus moins nombreux, il est logique que les électeurs s’évaporent à leur tour.
Durant les années 2005-2015, la génération du baby-boom, engagée dans des organisations de masse, est partie à la retraite. Les nouvelles générations semblent au contraire touchées par l’anomie. Leur remobilisation sera manifestement l’un des grands enjeux des élections professionnelles ou politiques à venir.
La participation politique (ou sociale) n’est pas du tout naturelle. Au contraire, dans nos sociétés de masse, le citoyen ordinaire se caractérise par le non-engagement et le désintérêt pour les affaires collectives. Les organisations politiques et professionnelles avaient pour première fonction de mobiliser ce citoyen passif et, notamment, de le conduire aux urnes. Notre livre montre que, depuis la Libération, cette mobilisation se réalisait essentiellement dans le milieu professionnel, et secondairement au niveau local.
Émile Durkheim, à la fin du XIXe, a souligné l’importance du milieu professionnel dans la lutte contre l’anomie sociale. En conclusion de son étude sur le suicide, il indiquait que « l’anomie vient de ce que, sur certains points de la société, il y a manque de forces collectives, c’est-à-dire de groupes constitués pour organiser la vie sociale ». Il ajoutait que seules les professions pouvaient être ces forces collectives, à condition d’être « autre chose qu’un assemblage d’individus qui se rencontrent le jour du vote sans avoir rien en commun ».
Prendre de nouveau conscience de ce diagnostic semble nécessaire pour freiner la généralisation de l’anomie. Dans une organisation sociale où le temps travaillé pur représente au moins 15 % du temps vécu, les élections professionnelles devraient retrouver toute leur importance dans la vie collective.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le9 juillet 2021
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Les auteurs
Professeur des Universités en science politique
Université de Bourgogne – UBFC
Dominique Labbé
Docteur d'Etat en science politique et maître de conférences retraité
Université Grenoble Alpes (UGA)
The Conversation
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