The Conversation : "Moiré de graphène : quand les effets d’optique arrivent dans le monde quantique"
La nouveauté : ce phénomène émerge, car la superposition des réseaux atomiques engendre un « moiré », comme lorsque deux étoffes sont superposées. Bientôt deux ans depuis cette découverte ; essayons de comprendre plus en détail ce qui excite les chercheurs.
Le graphène, un cristal à part
Quel est le point commun entre le diamant et le graphite ? Chacun de ces cristaux est composé uniquement d’atomes de carbone. Comment se fait-il alors que le diamant soit transparent et ne conduise pas l’électricité alors que le graphite est noir et très bon conducteur ? Pour le comprendre, il faut s’intéresser à l’organisation microscopique des atomes. Dans le diamant, chaque atome de carbone mobilise ses 4 électrons disponibles pour former 4 liaisons fortes avec ses voisins. Dans le graphite, les atomes de carbones ne font que trois liaisons fortes avec des voisins situés dans un même plan, si bien qu’il reste un électron par atome disponible pour transporter l’électricité. Chaque couche de graphite, isolée, s’appelle du « graphène ».
Le graphène a été isolé pour la première fois il y a 17 ans à partir du graphite ce qui a valu à Kostia Novoselov et Andre Geim le prix Nobel en 2010. Cette découverte démontrait qu’un cristal bidimensionnel pouvait être stable et que les électrons libres dans ce cristal sont tout à fait uniques : ils se comportent comme s’ils n’avaient pas de masse –, exactement comme les photons, les particules porteuses de la lumière. De plus, ils sont très difficiles à ralentir, si bien que le graphène est un des meilleurs conducteurs d’électricité connus. Ainsi, ce n’est pas le type d’atomes qui fait la différence entre le graphène et le diamant, mais bien la façon dont ils sont arrangés.
Empiler deux couches pour « arrêter » les électrons du graphène
Plus récemment, les chercheurs ont trouvé un moyen de créer de nouveaux cristaux totalement artificiels en empilant plusieurs couches de graphène. La technique utilisée est très simple, du moins en théorie : récupérer le cristal bidimensionnel (la couche de graphène, donc) sur un film polymère puis le déposer sur une autre couche. Si les couches ne sont pas parfaitement alignées, la superposition des réseaux atomiques des deux couches introduit une nouvelle périodicité, qu’on appelle un « moiré ».
Qui dit nouvelle périodicité, dit cristal d’un nouveau type, et de nouvelles propriétés. Celles-ci sont déterminées par l’angle de rotation entre les couches.
Alors que pour les grands angles entre les couches de graphène, le moiré reste simplement une curiosité, il est capable de ralentir fortement les électrons inarrêtables du graphène lorsque l’angle est petit. Il peut même les stopper complètement quand l’angle entre les couches est proche de la valeur dite « magique » de 1,1°).
Ce résultat peut sembler incroyable : et si on mettait deux autoroutes l’une sur l’autre pour stopper les voitures trop rapides ?
À l’arrêt, les électrons jouent collectif et sont dans tous leurs états
Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Les électrons sont en effet des particules chargées électriquement qui suivent la loi de Coulomb : en 1785, le physicien Charles-Augustin Coulomb explique que des charges de même signe se repoussent. Ainsi, les électrons libres s’évitent, un peu comme une foule cherchant à respecter la distanciation sociale en pleine crise de la Covid-19. Si une personne bouge, le reste de la foule doit ajuster sa position pour respecter une distance d’un mètre.
Ce comportement collectif est dit « corrélé ». Il nécessite que les électrons puissent bouger pour s’éviter, ce qui est en général possible dans un métal. Mais ce n’est pas le cas dans la bicouche de graphène tournée de 1,1°, dans laquelle les électrons sont contraints d’interagir. Pour réduire leurs interactions, ils se réorganisent donc dans de nouveaux états aux propriétés particulières.
Les électrons possèdent aussi un spin, c’est-à-dire une propriété intrinsèque qui les fait se comporter comme de petits aimants. Il est parfois préférable d’aligner leurs spins pour minimiser leurs interactions. Ainsi, un matériau peut devenir magnétique sous l’effet des interactions entre les électrons.
Dans d’autres situations, les électrons peuvent préférer se réorganiser et former un état isolant. On appelle ce genre de systèmes un isolant de Mott, en honneur à Nevil Mott qui comprit le premier que contrairement aux isolants usuels comme le diamant dont le caractère isolant provient directement de la périodicité du cristal, dans ce genre de matériaux elle découle plutôt de la répulsion Coulombienne.
Une troisième possibilité est l’état supraconducteur, où le courant électrique circule sans aucune résistance.
Selon les conditions de l’expérience, par exemple la température, la pression, la densité d’électrons, l’un de ces différents états de la matière peut émerger. Ces trois états électroniques ont été observés dans les bicouches de graphène tournées : la supraconductivité, les isolants dits « de Mott », et le magnétisme. C’est cette versatilité qui crée une grande excitation de toute la communauté scientifique : ce système constitue une nouvelle porte pour répondre à de nombreuses questions qui demeurent sur cette physique des électrons corrélés.
Et pourquoi pas d’autres matériaux que le graphène ?
De nombreuses équipes se plongent dans ces questions, diversifiant du même coup le sujet de recherche qui va probablement révéler de nouvelles surprises.
Nous avons par exemple montré que les déformations d’une couche par rapport à l’autre ont un fort impact sur cette physique.
Mais ce n’est pas tout, car depuis la découverte du graphène, toute une nouvelle famille de cristaux bidimensionnels a été découverte. Ils sont constitués de différents types d’atomes organisés de diverses manières (par exemple le disulfure de molybdène ou le nitrure de bore hexagonal) et leurs propriétés sont tout aussi diverses que celles des cristaux tridimensionnels (isolants, semi-conducteurs, conducteurs, supraconducteurs). Les chercheurs ont montré théoriquement que le moiré dans les superpositions de ces autres matériaux peut tout autant stopper leurs électrons libres que dans les bicouches de graphène.
Des états corrélés de la matière ont d’ailleurs déjà été détectés dans les doubles bicouches de graphene tournées ou dans les bicouches tournées d’autres matériaux (par exemple le WSe2). Très récemment, c’est spécifiquement la supraconductivité qui a été observée pour la première fois dans un autre matériau – des tri-couches de graphène – par deux groupes différents. En combinant les matériaux et leur rotation, on peut donc imaginer une infinité de nouveaux matériaux artificiels avec des propriétés électroniques originales.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le4 février 2021
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L'auteur
Maitre de conférence en physique
Université Grenoble Alpes (UGA)
Florie Mesple
Doctorante en matière condensée
Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
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