Un être humain est une personne quand il s’engage, et se montre responsable de ses paroles, comme de ses actes.
Comme l’aurait dit Brassens, « Nous vivons un temps bien singulier ».
D’un côté, on réclame, à cor et à cri, de la visibilité. Chaque groupe, chaque « minorité », exige sa juste place sous les feux des projecteurs, afin d’être mieux vu. Chacun se plaint. A l’hôpital, à l’Assemblée nationale, on ne voit pas assez de femmes dans les postes de pouvoir. À la télévision, pas assez de représentants de la « diversité ». Au théâtre et au cinéma, pas assez d’acteurs « de couleur ». Les femmes, les handicapés, ceux qui sont issus de pays naguère colonisés, les gays, les familles monoparentales : chacun exige sa part de lumière. Le cri du cœur : « On ne nous voit pas assez ! » vient ainsi redoubler le fameux : « On ne nous entend pas ! » qui triomphe actuellement aux Champs-Élysées comme sur les ronds-points.
Sans doute n’est-ce pas, il faut le reconnaître, sans quelque raison. Car ce qui est en jeu est la reconnaissance sociale. On veut se sentir, enfin, considéré. La recherche de cette reconnaissance est d’autant plus légitime que la communauté en cause est victime de discrimination. La politique n’a-t-elle pas pour fin de lutter contre les inégalités ?
Comme l’écrit Emmanuel Lévinas (Totalité et infini, Livre de poche, p. 58) : « La politique tend à la reconnaissance réciproque, c’est-à-dire à l’égalité… Et la loi politique achève et consacre la lutte pour la reconnaissance. »
Mais les individus refusent de montrer leur visage
Mais d’un autre côté, et dans le même temps, il devient presque impossible de voir un visage. L’être humain ne s’avance plus que masqué. Soit il se cache derrière une capuche (dans les « banlieues »… ou ailleurs), ou une cagoule (ici, la prudence nous conseillerait de nous cacher derrière le « nous », et ne pas en dire plus…). Soit, s’il témoigne, par exemple à la télévision, il n’accepte de montrer que ses chaussures. Le visage est flouté, la voix transformée. Un peuple de godillots a envahi nos écrans.
L’être humain singulier s’est évanoui, et se cache, pour… ne pas être reconnu ! On s’abrite, au mieux, derrière un bonnet (rouge), ou un gilet (jaune), en attendant, qui sait, une chemise (brune) ? Au pire, dans l’anonymat des réseaux sociaux où, derrière le bouclier du « pseudo », on peut se livrer, sans retenue, aux joies malsaines de l’agression gratuite, et de la bassesse ignominieuse.
Feu la personne humaine ?
Certes, il n’est pas bon que l’homme soit seul, et l’appartenance à un groupe a bien des aspects positifs. Certes, il convient souvent d’être prudent dans l’usage de ce droit pourtant imprescriptible, non pas simplement de penser ce qu’on veut et de dire ce qu’on pense, comme le voulait Spinoza, mais, plus fondamentalement encore, de dire ce qui est.
Mais on ne peut que constater, et déplorer, la disparition de la personne humaine. Car, en n’existant que bien au chaud à l’intérieur d’un groupe, et en refusant de parler en son nom propre, et à découvert, c’est la personne humaine que l’on efface. Ainsi s’opère un curieux et paradoxal retour au sens premier du terme persona, qui désignait le masque de théâtre porté par les comédiens. Aujourd’hui, cela est tragique.
« Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! »
Un être humain est une personne quand il s’engage, et se montre responsable de ses paroles, comme de ses actes. Il devrait être clair que, pour cela, il faut d’abord avoir le courage de se montrer, tel que l’on est, dans la vérité de son visage.
Dans ce qu’Emmanuel Lévinas désigne comme « l’authenticité absolue du visage », qui est comme une « parole d’honneur originelle » (id. p. 221). « Le visage, expression par excellence, formule la première parole » (p. 193). C’est dans, et avec le visage, qu’émerge la personne.
Le visage est ce par et dans quoi « un étant se présente personnellement » (id., p. 151). La nudité du visage a une « valeur toujours positive » (p. 72). C’est d’abord par le visage que l’homme se distingue des objets. « Les choses n’ont pas de visage… elles ont un prix » (p. 149). « Les objets n’ont pas de lumière propre, ils reçoivent une lumière empruntée » (p. 72). C’est par son visage que chacun donne sa propre lumière, dans « la franche présence d’un étant » qui ne peut « dissimuler sa franchise d’interlocuteur, luttant toujours à visage découvert. À travers le masque percent les yeux, l’indissimulable langage des yeux. L’œil ne luit pas, il parle… dans l’absolue franchise qui ne peut se cacher. » (p. 62)
Baudelaire évoquait ainsi : « Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! » (La Beauté)
La franchise absolue du face à face
C’est pourquoi, dans « la franchise absolue du face à face » (p. 199), franchise que refusent tous les encagoulés des temps présents, « l’accueil du visage » est « d’emblée pacifique » (p. 161). C’est bien d’une telle paix dont, a priori, les encagoulés ne veulent pas. La cagoule est une déclaration de guerre à autrui, qui marque le triomphe de sa lâcheté, et le déni de sa responsabilité. Autrement dit, le refus d’être une personne libre et responsable. C’est ce qu’exprime admirablement Lévinas, encore lui : « Si l’universalité règne comme la présence de l’humanité dans les yeux qui me regardent, si, enfin, on rappelle que ce regard en appelle à ma responsabilité et consacre ma liberté en tant que responsabilité et don de soi », alors « se manifester comme visage, c’est s’imposer par-delà la forme, manifestée et purement phénoménale, se présenter d’une façon, irréductible à la manifestation, comme la droiture même du face à face, dans sa nudité, c’est-à-dire dans sa misère et dans sa faim » (id., pp 229 et 218).
Autrement dit : se manifester et s’imposer comme personne humaine, et non comme individu inconsistant et moutonnier, ayant besoin de la lumière des sunlights pour exister.
Quand l’individu se masque la face, c’est l’humanité qui perd la sienne.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.