The Conversation : "Quel rapport au corps à l’ère de la pandémie de Covid-19 ?"
Au XXIe siècle, considérer le corps comme un simple instrument au service de la performance sociale et de la productivité n’est plus la conception majoritaire. Les succès des travaux de Vinciane Despret ou de Donnay Haraway en sont la manifestation.
Or, ces nouvelles conceptions du corps se trouvent en décalage avec ce que les institutions ont historiquement construit comme rapports aux corps des citoyens.
La faillite de l’homme sans corps ?
Des sentences comme « je pense donc je suis » et « je communique donc je suis » ont résumé certaines définitions des valeurs d’une modernité. Ces valeurs se sont diffusées, même si à certains égards, elles reflètent un double réductionnisme : celui du cartésianisme de René Descartes et celui de la cybernétique de Norbert Wiener. Ces valeurs ont engendré depuis le XIXe un système d’éducation et de promesse d’ascension sociale, sous condition d’un oubli du corps et des émotions et d’un investissement massif dans des activités qui développent la puissance de la rationalité, de l’esprit scientifique et des capacités de gestion de l’information et de communication.
Aussi, à part quelques séances de sport et d’arts plastiques, développer l’intelligence corporelle et émotionnelle n’est pas vraiment au cœur des programmes pédagogiques. En avançant dans les études, l’écart se creuse. Le cours magistral à l’Université dans des amphithéâtres constitue l’emblème du dressage, du mépris du corps et de l’absence d’engagement. Comme le soulignait Georges Vigarello, sans cette éducation basée sur une forte contention somatique, notre société moderne ne serait pas ce qu’elle est.
Le projet politique de Norbert Wiener apparaît valable pour un humain sans intériorité qui vit dans une société transparente et où son intelligence est corrélative à sa capacité d’échange d’informations. Ce projet donnera naissance à l’informatique au service de la société de la communication. Rares sont les individus qui connaissent la cybernétique, et pourtant nous avons majoritairement adopté ce projet de société comme projet de vie personnelle.
Cet investissement et cette réussite se sont accompagnés d’une nécessité : maîtriser, contrôler voire contenir son corps et ses émotions afin d’être tourné vers la société de la communication. Pour s’intégrer, il convient de savoir montrer la bonne posture, la bonne distance, le bon geste, le bon sourire.
Ce corps, support de signes, soumis à un travail émotionnel doit également respecter les rythmes et les cadences imposés pour être intégrés. La chronémique de la culture occidentale telle que décrite par Edward T Hall norme les journées, les activités, les relations.
L’agenda, la montre, le smartphone, les écrans régulent les émotions et les temps sociaux et mettent les individus à un rythme commun. Le sportif du quotidien sculpte son corps et ses ressentis comme un jardinier.
La révolte écoféministe
Cette violence faite au corps est à l’origine d’une dynamique qui a débuté dans les années 70, d’abord aux États-Unis, avec comme slogan : « Je suis mon corps », puis plus récemment une sorte d’inversion du paradigme cartésien, « Mon corps sait mieux que moi qui je suis ».
Ces mouvements, dont l’écoféminisme est une des formes, dénoncent cette société des écrans où les individus acceptent d’être intégralement, tels des tournesols dressés vers le soleil, tournés vers l’intensité des stimuli procurés par des bains numériques de sensations et d’émotions. Une écologie des gestes est réclamée pour sortir de la productivité corporelle au service du rendement.
Enfin, ne plus être forcés à devoir respecter les conventions corporelles imposées par la société ! Enfin pouvoir retrouver un rythme, son rythme intime révélé par un corps qui comme pour tout vivant possède son propre biorythme !
Le corps sous paradoxes
Brutalement, tout s’arrête, avec le premier confinement. Les performeurs de la vie sociale sont stoppés net. Finis les rythmes imposés, plus de nécessité de s’apprêter et de faire des efforts pour être conformes aux normes.
Les individus qui s’estimaient les perdants du match de l’intégration aux exigences de l’extériorité de soi dans le tumulte de la vie sociale assistée par le numérique deviennent les grands gagnants du confinement.
Les grands perdants des confinements sont ceux qui avaient réussi à trouver un équilibre dans et par les rythmes de l’extime dans des villes et des logements conçus au service de ce projet de société. Tout se passe comme si on leur enlevait des béquilles, ils doivent retrouver un rythme qui vient de l’intérieur de leur corps vivant et non de l’extérieur.
Pour d’autres privilégiés, le confinement a représenté une possibilité d’apprendre à communiquer par ce corps vivant et vibrant qui permet d’accéder à un puissant sentiment d’être à sa place au monde, en communication avec tous les vivants.
Ils ont ainsi découvert dans le silence des villes que « ça » communique en nous à travers nous et que la conscience de cette communication donne un sentiment d’existence et une consistance qui ressemble à la liberté. Les villes deviennent alors les symboles de l’absence de liberté.
La juste place du corps
Les mouvements écoféministes et écologiques sont-ils compatibles avec les dynamiques de déploiement de nouvelles technologies de santé comme le vaccin contre la Covid-19 ? C’est la question qui émerge aujourd’hui.
Notre civilisation a implicitement construit des espaces sources d’émancipation grâce à la liberté corporelle. La quête de soi par la richesse de l’expérience corporelle caractérise notre société du XXIe siècle. Or, il convient de ne pas oublier qu’elle a été permise grâce à la sécurité sanitaire.
Les postures de dénonciation d’une biopolitique dans la continuité des travaux de Michel Foucault, nourries par les récentes découvertes de la complexité de la communication intracorporelle, sont-elles être compatibles avec une campagne massive de vaccinations qui reposent sur une récente technologie ?
Dans ce contexte de transformation du rapport au corps, de nombreuses communautés, en France, sont à la recherche d’une éthique de la relation du corps humain en communication avec tous les vivants et où des scientifiques et des médecins acceptent enfin de considérer le corps comme un système de communication très complexe.
Nous défendons la thèse qu’une société comme la nôtre qui promeut l’émancipation est une société qui ne peut plus échapper à une éthique de la relation qu’elle construit avec des corps que sont ses citoyens tout au long de leur vie.
En confiance avec une nouvelle biopolitique respectueuse des corps, chacun pourra décider ce qu’il propose au sien, ce dernier ne pouvant plus être assimilé, comme au début du XXe siècle, à un simple outil, au service du travail et de la société.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le17 janvier 2023
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L'auteur
Professeure en sciences de l'Information et de la communication
Université Grenoble Alpes (UGA)
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