The Conversation : "Résilience de la supply chain : digitaliser n’est pas qu’une question de technologie"

Société Article
Shutterstock
Shutterstock
Seules les entreprises matures en matière de digital (compétences, processus, organisation) peuvent espérer améliorer significativement leur chaîne d’approvisionnement.
La crise épidémique du Covid-19 constitue une opportunité formidable pour prendre conscience collectivement des enjeux logistiques d’approvisionnement à l’échelle globale. Cette période a permis d’accentuer un concept déjà à la mode depuis quelques années : celui de la résilience de la chaîne d’approvisionnement, ou supply chain.


En effet, nombreux sont ceux qui se sont interrogés sur la capacité de ces supply chains à continuer de servir les clients finaux dans un contexte de ruptures liées aux arrêts de chaînes de production, d’augmentation des coûts de certaines matières premières, et de difficultés à organiser de manière optimale et durable les transports.

En décembre 2019, bien avant que la crise épidémique n’enflamme l’Europe, nous avons mené une recherche scientifique permettant de mesurer le lien entre la digitalisation et la résilience de la supply chain. Nos résultats gagnent aujourd’hui encore en intérêt.

Ceux-ci concernent l’impact positif de la maturité digitale – c’est-à-dire la capacité à intégrer pleinement les technologies numériques dans l’ensemble de l’organisation et des activités de l’entreprise – sur la résilience de la supply chain.

Qu’entend-on par résilience ?

Cette résilience a été définie dans les travaux de recherche en logistique de Yuan Yao et Nathalie Fabbe-Costes comme :

« Une capacité complexe, collective et adaptative des organisations du réseau d’approvisionnement à maintenir un équilibre dynamique, à réagir et à se remettre d’un événement perturbateur, et à retrouver des performances en absorbant les impacts négatifs, en réagissant à des changements inattendus et en capitalisant sur la connaissance de la réussite ou de l’échec. »

En synthèse, la résilience apparaît comme une capacité dynamique attractive pour les décideurs de la supply chain en contexte de crise.

Dans le même temps, on observe depuis ces dernières années un intérêt toujours grandissant de ces mêmes décideurs pour la digitalisation de la supply chain. En effet, les outils digitaux de l’industrie 4.0 (fondée sur l’interconnexion entre systèmes permise par les nouvelles technologies) ont pour ambition d’apporter plus de visibilité en temps réel sur les activités de la chaîne à une dimension internationale, d’automatiser certaines tâches, d’aider à la prise de décision, etc.


Dans un contexte particulièrement incertain, les promesses du digital attisent curiosité et poussent les décideurs de la supply chain à entamer de larges programmes de transformation numérique à l’instar de l’entreprise Renault. Le constructeur a organisé en 2017 la migration de son informatique sur le cloud public (dans cette configuration le matériel, les logiciels et les équipements réseau restent la propriété du fournisseur de service cloud mais sont partagés avec d’autres organisations, ou « locataires » cloud).

La digitalisation, une réalité pleine de nuances

Lors de notre étude (en voie de publication) nous avons veillé à distinguer deux aspects principaux permettant la mesure de la digitalisation : le niveau d’adoption des outils digitaux d’une part et le niveau de maturité digitale d’autre part.

En effet, considérer uniquement l’adoption des outils digitaux pour mesurer la digitalisation serait une grave erreur. Des recherches précédentes démontrent l’importance de facteurs de gouvernance, de compétence, de connectivité et de création de valeur pour qualifier la digitalisation.

Après avoir collecté exactement 300 questionnaires auprès de vice-présidents, directeur ou managers de la supply chain, travaillant dans des entreprises de tailles variées dans de nombreux secteurs d’activité, nos résultats ont montré que :

  • la maturité digitale avait un impact positif et significatif sur le niveau d’adoption des outils digitaux ;

  • le niveau d’adoption des outils digitaux avait également un impact positif, significatif mais très modéré sur la résilience de la supply chain ;

  • la maturité digitale avait un impact positif significatif et très fort sur la résilience de la supply chain.

Le fait de tester dans nos travaux statistiques séparément les outils numériques des autres facteurs de maturité digitale (compétences, gouvernance, création de valeur et connectivité) nous a permis de relativiser leur poids en matière de résilience de la supply chain.

Ces résultats ne sont pas sans conséquence pour les décideurs. Certes, ils les encouragent à continuer leurs programmes de digitalisation en ce qu’ils peuvent servir la résilience dans un contexte incertain, mais ils soulignent et rappellent surtout que la technologie n’est pas une solution miracle et qu’il convient de nuancer le discours de certains professionnels prônant le « 100 % outils ».

Quatre prérequis techniques et managériaux

Avant même de s’interroger sur le financement d’un projet IoT (Internet des objets) ou d’intelligence artificielle, développer les leviers suivants, synonymes de maturité digitale, demeure essentiel.

Tout d’abord, l’état d’esprit et les compétences (soit en interne, soit sur la base de partenariats externes) nécessaires pour aborder un processus de digitalisation qui se veulent à la fois managériales et techniques. Des recherches ont montré la prédominance des compétences managériales sur les compétences techniques, qui elles peuvent facilement être sous-traitées à des prestataires de service spécialisés en digitalisation.

À lire aussi : Pour un management « organique » plus vivant que digital…

Deuxième levier : la gouvernance. Elle se traduit dans une stratégie d’entreprise et son plan, la structure organisationnelle, la gestion de projet, l’affectation des ressources, la sensibilisation au numérique et l’engagement à différents niveaux hiérarchiques.

Par ailleurs, il convient de se pencher sur les modes de création de valeur grâce à des nouveaux modèles commerciaux – comme l’omnicanal ou le modèle économique « pay-per-use » (les entreprises ne payent les services de cloud qu’en fonction du nombre de gigaoctets qu’elles consomment réellement) – ou à des programmes de reprise, et à une meilleure utilisation des données de commandes et de prévisions.

Enfin, il s’agit de s’intéresser à l’infrastructure informatique nécessaire à la transmission des données à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation, permettant l’intégration, l’automatisation, le partage de données et une grande interopérabilité.

Sur la question des systèmes, plusieurs écoles s’affrontent : de l’entreprise pivot qui tente d’imposer son système d’information à son réseau – alors que parfois certaines petites entreprises du réseau n’ont pas les capacités financières de développer l’architecture informationnelle compatible – jusqu’au prestataire de système d’information logistique qui développe une solution qui fonctionne à 100 % sur le web, hébergée dans le cloud, mais qui suppose un abonnement pour tous…

Finalement, la résilience de la supply chain est surtout liée à une capacité à maîtriser des processus et des ressources. C’est également le cas de la maturité digitale de la supply chain. C’est sur ce lien que les entreprises ont l’opportunité de se concentrer.

Enfin, nos résultats permettent aussi de s’interroger sur la manière dont les grandes entreprises pourraient embarquer et accompagner les plus petites structures de leur réseau dans l’aventure de la digitalisation en partageant leurs connaissances de manière collaborative.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le7 juillet 2020
Mis à jour le7 juillet 2020