The Conversation : "L’écodéveloppement, le développement durable autrement"
Revenons un instant aux origines de la vision du développement durable, qui fait largement consensus aujourd’hui à l’échelle internationale. Reposant sur trois sphères d’objectifs – économique, sociale et environnementale – elle s’impose lors du Sommet de Rio en 1992. Sa définition se fonde sur les propositions issues du désormais célèbre rapport Brundtland, « Notre avenir à tous », publié par la Commission mondiale de l’environnement et du développement en 1987.
Cette dernière est alors présidée par Madame Gro Harlem Brundtland, première ministre de Norvège (premier ministre de l’Environnement à accéder à ce poste). Son vice-président, Mansour Khalid, est soudanais, ce qui marque la volonté dès l’origine du projet d’assurer un équilibre entre les pays développés et en développement. Ensemble, ils vont recruter dix-neuf autres commissaires originaires de toutes les parties du monde, afin de garantir la représentativité de la commission.
Sur ces vingt et un membres, six sont originaires de pays riches occidentaux, trois de « pays de l’Est », douze de pays en voie de développement. Par ailleurs, on y retrouve des spécialistes de l’environnement comme d’anciens hauts fonctionnaires de l’ONU, experts notamment dans le domaine du développement.
Ce texte de presque 400 pages propose une vision a-théorique du développement durable. Il peut donc être décliné dans une version parfaitement compatible avec la mondialisation néolibérale, dont il ne questionne jamais les fondements. La proposition portée par le Rapport Brundtland afin de conjuguer développement et respect de l’environnement, n’est pourtant pas la première qui ait vu le jour dans le cadre de l’Organisation des Nations unies.
Dès l’issue du premier Sommet de la Terre à Stockholm en 1972, l’économiste Ignacy Sachs réfléchissait à la notion d’« écodéveloppement », très critique sur le contenu d’une croissance qui gaspille les ressources et dont les fruits sont redistribués de façon inégale. La mise en œuvre de ce projet, plus ambitieux mais plus radical, aurait sans doute pu éviter les tensions auxquelles le gouvernement doit faire face aujourd’hui.
L’écodéveloppement, le développement durable selon Sachs
Né à Varsovie en 1927, Ignacy Sachs est contraint d’émigrer au Brésil pendant la Seconde Guerre mondiale. Il y commencera ses études d’économie et les poursuivra en Inde. Après un passage par la Pologne qu’il doit de nouveau quitter, il intègre en 1968 l’École pratique des hautes études (l’actuelle EHESS) à Paris et y fonde le Centre du Brésil contemporain.
C’est sur la base de son expérience dans plusieurs pays en développement qu’Ignacy Sachs élabore sur des décennies son concept phare d’écodéveloppement qui consiste à chercher les voies d’une « croissance économique à la fois respectueuse de l’environnement et socialement inclusive ». Pour Sachs, la cause environnementale ne devrait jamais entrer en conflit avec la lutte contre les inégalités au sein d’un pays comme entre les pays.
Soucieux de remettre l’humain à sa juste place sans lui sacrifier les conditions de sa survie, Sachs se situe à mi-chemin entre « l’économisme abusif qui n’hésite pas à détruire la nature au nom de profits économiques immédiats, et l’écologisme non moins outrancier qui érige la conservation de la nature en principe absolu – au point de sacrifier les intérêts de l’humanité et de rejeter le bien-fondé de l’anthropocentrisme ».
Dans cette perspective, Sachs propose dès 1976 de travailler sur l’harmonie entre les activités humaines et les cycles écologiques : « […] concevoir les systèmes artificiels créés par l’homme comme de véritables écosystèmes et veiller à ce que leur insertion dans les cycles écologiques généraux se fasse de façon à ne pas bouleverser ces derniers ». Sachs sera associé à de nombreux projets de développement au Brésil, concernant notamment l’Amazonie. Il y préconise la valorisation de la biomasse ainsi que la mise en place de « systèmes de production modulaires, refermant les boucles pour utiliser au mieux les sous-produits de chaque module dans les modules suivants de façon à augmenter la valeur ajoutée à l’intérieur du système, tout en minimisant les rejets à l’extérieur ».
Peut-on concilier capitalisme et écologie ? Écoutons à nouveau Ignacy Sachs ! https://t.co/oeKmfvp0iX pic.twitter.com/YGOrDMz8W1
— Conversation France (@FR_Conversation) 8 février 2019
Ce projet repose sur une philosophie dont la dimension éthique est double : assurer les finalités sociales du développement pour les générations présentes et s’inscrire dans la solidarité avec les générations à venir. C’est par cette équité intergénérationnelle que l’environnement entre dans le raisonnement et que la prudence écologique devient un impératif.
Pour pérenniser les conditions de la survie de l’humanité, la marchandisation systématique du patrimoine naturel ne saurait être cautionnée. Afin de l’éviter, l’écodéveloppement invite à repenser la place du marché, et plus généralement de l’économie. Sachs estime que cette dernière ne doit être qu’un instrument au service d’un objectif social. La croissance ne doit donc pas constituer une fin en soi. Ce qui importe réside dans la nature des besoins que viennent satisfaire les richesses créées, la distribution de ces dernières et leur impact sur l’environnement tout au long de leur cycle de vie.
Car l’objectif de l’écodéveloppement est centré sur l’équité sociale : « La prise en charge équitable des besoins de tous les hommes et de chaque homme ; besoins matériels et immatériels, à commencer par celui de se réaliser à travers une existence qui ait un sens, qui soit un projet. » Ignacy Sachs préconise d’adosser cette quête d’équité à la « prudence écologique, pour un développement en harmonie avec la nature ».
À Rio, le développement durable version Brundtland s’impose
Rédigé entre 1983 et 1987, le rapport Brundtland, tout comme le projet d’écodéveloppement, s’inspire largement des 26 Principes de la Déclaration de Stockholm.
S’il s’agit d’un texte riche et généreux, voire idéaliste, ses propositions se caractérisent par leur absence de fondements théoriques. Ainsi peut-on y lire : « dans son esprit même, le développement durable est un processus de transformation dans lequel l’exploitation des ressources, la direction des investissements, l’orientation des techniques et les changements institutionnels se font de manière harmonieuse et renforcent le potentiel présent et à venir permettant de mieux répondre aux besoins et aspirations de l’humanité ». Ce terme d’harmonie revient plus de 10 fois dans le rapport.
Selon Sachs, cette définition, faute de précision, semble rallier un peu trop aisément les tenants à la fois de l’écologie, de la coopération internationale, de la croissance économique et les personnes en postes de pouvoir politique. Mais c’est précisément ce qui en fit son succès.
Sans surprise, l’interprétation dominante du rapport Brundtland, qui va très vite s’imposer, s’avérera compatible avec le consensus de Washington (ensemble de préconisations libérales à mettre en œuvre pour bénéficier du soutien du FMI et de la Banque mondiale). Elle entérinera donc le rôle du marché, les vertus du libre-échange, la centralité de la croissance et la confiance dans la modernisation technologique comme autant de moyens de mise en œuvre d’un développement désormais qualifié de durable.
Cette lecture permet aux économistes « standards », prétendument objectifs, d’intégrer les problèmes environnementaux dans un modèle largement inchangé. L’écodéveloppement, quant à lui, en appelle à une économie politique, remise en cause radicale de la pensée économique dominante, permettant de repenser les activités humaines pour les rendre compatibles avec les grands cycles écologiques. La démarche est inverse, Sachs adapte la pensée économique au double impératif d’équité, intra- et intergénérationnel. Il n’a pas été entendu.
À l’approche des élections européennes et alors que les Gilets jaunes manifestent depuis six mois, la lecture des travaux de Sachs fournit des pistes de réflexion pour un développement véritablement durable qui n’oppose pas les citoyens entre eux et qui permet aux populations du Sud de créer les conditions pour pouvoir vivre dignement sur leurs territoires.
Catherine Figuière est l’auteure de co-auteur de l’essai « Economie politique du développement durable », dont la seconde édition a été publiée aux Éditions De Boeck en avril 2018.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le10 mai 2019
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L'auteure
Catherine Figuière
Maître de conférences en économie politique
Centre de recherche en économie de Grenoble
Université Grenoble Alpes