The Conversation : "À la recherche des traces de l’oralité dans l’œuvre d’Homère (1re partie) "
Chez Homère, les caractéristiques principales de l’oralité résident dans les catalogues, les listes généalogiques, les scènes typiques et les formules, les comparaisons et plus généralement ce que l’on appelait en grec σήματα (sḗmata « signes »)- du mot qui a donné pour nous tout le vocabulaire lié à la sémantique et la sémiologie.
Tous ces éléments, par leurs caractéristiques particulières, permettaient de mémoriser les textes et de les conserver, avec des variantes dues aux performances particulières par des individus différents.
Les catalogues
Le mot catalogue est issu d’un mot grec signifiant « dire en descendant », « énumérer ».
La longue énumération des navires des Achéens, avec mention de leur origine et de leurs chefs au chant 2 de l’Iliade, est le plus long catalogue épique connu pour la Grèce. Les épopées et les poèmes sapientiaux d’Hésiode en contiennent d’autres, comme la liste des Néréides en Iliade 18, ou celles des personnages tués par tel ou tel héros.
Dites-moi maintenant, Muses qui vivez sur l’Olympe […]
Ceux que les Danaens avaient pour guides et pour chefs.
La foule, je ne puis en faire état ni la nommer,
Quand même je posséderais dix langues et dix bouches,
Une voix incassable, un cœur de bronze en ma poitrine,
A moins que les Muses du ciel, filles du Porte-Egide,
Ne me rappellent ceux qui vinrent sous les murs de Troie.
Mais je dirai les commandants et le total des nefs.
(Iliade 2, 484-493, trad. Fr. Mugler)
Comme le reconnaît le poète dans les vers cités ci-dessus, ces catalogues semblent vraiment difficiles à mémoriser, mais comme E. Minchin le montre, ils devaient être organisés selon des principes servant de repères pour faciliter la « performance » orale : le catalogue des navires est selon Jenny Strauss Clay une sorte de carte cognitive de la Grèce homérique. Quand le poète demande l’aide des Muses avant de le commencer, il reconnaît la difficulté en même temps qu’il relève le défi.
Umberto Eco, explicitement sous le signe d’Homère, a tenté dans Vertige de la liste (2009) une typologie des catalogues : au Catalogue énumératif des vaisseaux, il oppose la Forme, représentée par la description du bouclier d’Achille en Iliade 18 : par l’artifice du récit de fabrication de l’arme par le dieu Héphaïstos, les éléments énumérés successivement sont alors disposés méthodiquement sur la forme ronde, close, du bouclier, ce qui ne l’empêche pas de suggérer l’infini.
On a souvent parlé, depuis l’Antiquité, d’une représentation du cosmos. Mais selon Eco, la forme suggère un infini qui est subjectif, d’ordre esthétique et émotif, alors que la liste suggère que l’on n’arrive pas à dénombrer la totalité : c’est exactement ce que disent les vers que nous citons.
À partir des deux types représentés dans l’Iliade, Eco montre surtout que le « vertige des listes » ne se réduit nullement aux œuvres anciennes : il en donne une multitude d’exemples modernes, tant dans les arts plastiques qu’en littérature, ce qui permet de conclure à leur valeur poétique. Bien entendu la liste en tant que trait de l’oralité poétique n’est alors plus centrale.
Les généalogies
Une généalogie peut être considérée comme un type particulier de catalogue : c’est une liste d’ancêtres, dans l’ordre chronologique. La plupart des généalogies connues dans l’épopée grecque remontent à un dieu, et sont proclamées oralement sur le champ de bataille par un héros fier de ses ancêtres. En général, les héros qui lancent un défi en combat singulier estiment que leur ascendance glorieuse leur garantit la victoire.
Ces généalogies peuvent être très longues, comme le montre celle d’Énée en Iliade 20.214-241, qui remonte à la huitième génération : en simplifiant, Zeus, Dardanos, Erichthonios, Tros qui eut trois fils, Ilos, Assaracos et Ganymède. D’Ilos naquit Laomédon et de lui Priam, tandis que d’Assaracos naquit Capys et de Capys Anchise, père d’Énée. On peut supposer que de telles tradition généalogiques étaient conservées oralement, mais seulement dans le cas d’un noble lignage, et spécialement dans les familles royales. On voit aussi que les femmes n’y jouent absolument aucun rôle.
Les épopées montrent aussi certaines « généalogies » d’objets qui ont appartenu à des héros importants, quelquefois parce qu’ils ont été fabriqués par un dieu tel qu’Héphaïstos, ou par un héros-artisan comme Dédale : la coupe de Nestor ou la cuirasse d’Agamemnon qui vient de Kinyras de Chypre dans l’Iliade, l’arc d’Ulysse qui a appartenu à Eurytos dans l’Odyssée.
Ainsi les objets ont une histoire, et peuvent survivre à leurs premiers possesseurs, quelquefois même au-delà de l’épopée dans d’autres genres littéraires, comme le sceptre d’Agamemnon dans l’Orestie d’Eschyle. La coupe de Nestor a suscité une épigramme désormais bien connue, qui semble attester que l’épopée a été diffusée dans des comptoirs commerciaux grecs d’Occident dès 730 av. J.-C. environ. Pourtant cette inscription de Pithécusses ne prouve pas absolument que l’épopée était alors connue sous forme écrite : il se peut qu’elle fasse allusion à une audition orale dans la tradition du banquet (symposion), où le vin, le sexe et les plaisanteries se mêlaient, sans relation claire avec le jeune garçon dans la sépulture duquel la coupe a été découverte.
Loin d’être des interludes dans le récit, les listes et les catalogues servent tantôt à régler, tantôt à structurer ou à donner des couleurs au récit épique. Comme le montrent les catalogues des morts tués par tel ou tel héros, ou les défis comportant une généalogie, ce sont des éléments essentiels pour la position des héros épiques, donc pour le genre lui-même.
Des révélateurs d’oralité
Depuis l’Antiquité, on a remarqué la fréquence des répétitions chez Homère, généralement considérées comme une faiblesse, entraînant la suspicion envers de nombreux passages, réputés « interpolés », c’est-à-dire introduits dans une œuvre à laquelle ils n’appartiennent pas. Ces répétitions ont été au cœur de la Querelle homérique en France à la fin du règne de Louis XIV avec les Anciens comme Anne Dacier contre les Modernes comme Perrault et l’abbé d’Aubignac.
La trouvaille à Venise par Villoison d’un manuscrit de l’Iliade, le Venetus A, avec de nombreux commentaires anciens a fait rebondir la question, et entraîné la division des savants européens en deux camps : d’un côté, les partisans de l’authenticité du texte, et de l’autre ceux qui voulaient l’amender pour retrouver un texte original.
Milman Parry étudie minutieusement les répétitions homériques et définit celles qui constituent des formules, en 1928. Quant au savant allemand W. Arend, il découvre de son côté en 1933 que certaines « scènes typiques » reviennent souvent quand les personnages rencontrent des situations analogues : par exemple dans le cas d’une visite et de l’accueil d’un hôte, quand on se prépare pour le combat, quand on raconte les événements successifs d’une bataille, etc.
Le compte rendu du livre d’Arend que publia Parry préparait la voie à de nombreuses études dans ce champ commun – formules, scènes typiques, thèmes – donnant naissance au courant de recherche appelé « oral poetry ».
En posant l’hypothèse selon laquelle l’oralité prévalait à l’époque homérique, ces répétitions changent de statut : au lieu de faiblesses de style, elles deviennent des traits de composition poétique profondément imprimés dans la poétique du temps et révélateurs d’oralité. Les formules telles que « l’Aurore aux doigts de rose » ou « lorsqu’ils furent rassasiés » servent à rythmer le récit et les fameuses « épithètes homériques » comme « Achille au pied léger » ou « Ulysse l’avisé » à caractériser les personnages.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le7 janvier 2020
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L'auteur
Professeur (émérite) de langue et littérature grecques, spécialiste d'Homère et de la Grèce archaïque
Université Grenoble Alpes