The Conversation : "À la recherche des traces de l’oralité dans l’œuvre d’Homère (2e partie)"
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Les comparaisons
La fréquence des comparaisons, souvent très longues, est l’une des caractéristiques de l’épopée homérique. Elles montrent que les poètes concevaient le monde comme plein d’analogies : tout au long du récit, des comparaisons provenant de nombreux champs de référence (animaux, nature, artisanat, travail agricole, phénomènes météorologiques, etc.) accompagnent les événements rapportés, dont elles donnent des équivalents visuels ou auditifs, et toutes sortes d’impressions sensibles.
Ainsi le monde quotidien des poètes et de leur public fournit un immense répertoire d’analogies pour la représentation d’un monde imaginaire, avec une hiérarchie caractéristique : lions et sanglier sont les référents pour les héros forts, souvent solitaires, faisant face à de faibles cervidés ou des bovins… Le style formulaire qui affecte tous les champs linguistiques de l’épopée touche aussi les comparaisons, et les commentateurs anciens ont parfois suspecté les comparaisons répétées d’être dues à une intrusion tardive dans le texte. Nous pouvons de nos jours les apprécier davantage comme un procédé traditionnel de caractérisation du héros et d’écho donné à l’action.
Relativement conventionnelles dans les premiers chants, les comparaisons semblent plus originales à la fin de l’Iliade. Citons l’épisode de la poursuite d’Hector par Achille au chant 22, avec d’abord une image de chasse puis celle d’un cauchemar.
De même qu’un chien dans les monts suit le faon d’une biche,
Qu’il a su débusquer à travers combes et vallons ;
Le faon s’est-il terré, à son insu, sous un taillis,
Le chien le poursuit sans arrêt, jusqu’à tant qu’il le trouve :
De même Hector ne put se dérober au prompt Achille.
[…]
Comme, pendant un rêve, on poursuit en vain un fuyard,
Et lui ne peut pas plus nous fuir que nous le pourchasser :
Ainsi, l’un ne pouvait l’atteindre, et l’autre l’esquiver.
(Il. 22, 189-201)
et celui du face-à-face entre Achille et Priam au chant 24 :
Aucun ne vit entrer Priam. Il s’approcha d’Achille,
Il lui embrassa les genoux, il lui baisa les mains,
Ces mains terribles qui lui avaient tué tant de fils !
Parfois un homme ayant commis – fatal égarement–
Un crime en son pays, s’exile et frappe à la maison
D’un riche, causant la stupeur de tous ceux qui le voient :
Même stupeur saisit Achille en face de Priam ;
Même stupeur saisit les autres, qui se regardèrent.
Achille est le meurtrier, mais c’est Priam qui est comparé à un meurtrier en fuite. La comparaison brouille les limites entre regardé et regardant, comme si Achille, voyant en Priam une image de lui-même, percevant à travers lui l’horreur de ses actes.
Ces dernières images de l’Iliade, loin des images animales et végétales du début, renvoient à des relations sociales complexes et à une réalité intérieure sombre et subtile.
Sḗmata : un monde d’objets signifiants
Le monde archaïque est plein d’objets pétris de sens : les fontaines de Troie auprès desquelles Hector va mourir, avec leurs merveilleuses particularités, évoquent pour lui le temps où les femmes troyennes y venaient pour la lessive, au temps de la paix.
Un arbre près des remparts de Troie est connu, comme Andromaque le rappelle à son mari, pour signaler une partie fragile de la construction. Les commentaires anciens mentionnaient le fait que cette partie des remparts avait été bâtie par un homme, tandis que Poséidon et Apollon avaient construit le reste de la muraille. Ce rappel a une valeur prémonitoire : il évoque l’entrée à venir des Achéens dans la cité, avec leur fameux cheval de bois.
Quand le vieux Nestor avertit son fils Antiloque du tournant à la borne qu’il doit repérer dans la course de chars d’Iliade 23, il explique que cela pourrait être un sêma funéraire, ou un simple tertre : cette ambiguïté vient évidemment du fait qu’il n’y a pas de stèle et d’épitaphe inscrite sur le tumulus. De même, le tombeau d’Ilos, souvent cité comme repère topographique n’est connu comme tel que par la tradition orale : à partir de la connaissance de l’écriture, les stèles funéraires porteront une inscription permettant de rattacher le lieu à un individu. Auparavant, seule la tradition orale rattache ainsi les éléments du paysage à une mémoire collective.
Comme nous l’avons développé ailleurs, en Il. 6, 150-205 – seule occurrence où soit mentionnée une sorte d"écriture » chez Homère –, le roi Proitos charge Bellérophon de porter un message au roi de Lycie demandant en secret de tuer le messager, parce que sa femme Antéia lui a affirmé que Bellérophon avait tenté de la violer.
Les mots sḗmata lugrá/grápsas ne permettent pas d’affirmer de manière assurée qu’un message verbal soit inscrit sur la « tablette repliée », ou plutôt un dessin de sens symbolique. Mais de telles tablettes sont connues dans le Moyen-Orient bien avant la Grèce archaïque, et les aèdes homériques ont pu en entendre parler.
Dans l’Au-Delà, le devin Tirésias prédit à Ulysse au chant 11 de l’Odyssée, qu’après son retour en Ithaque, il devra repartir, et marcher avec une rame sur l’épaule jusqu’à un pays intérieur où les gens, ignorant la mer, prendront sa rame pour une pelle à vanner. Dans une période d’oralité, une rame est donc un signe ambigu dont l’interprétation dépend de la situation, ici dans un monde de marins ou dans un monde d’économie agricole.
Dans l’histoire de Bellérophon, outre la tablette mystérieuse envoyée par Proitos, un autre détail est notable : la dénonciation de Bellérophon par Antéia repose entièrement sur l’oral ; en réalité elle a essayé en vain de séduire le héros et raconté à son mari qu’il avait tenté de la violer. Le même schéma est connu dans la littérature grecque pour le personnage de Phèdre dans l’Hippolyte d’Euripide, ainsi que dans la Bible pour la femme de Putiphar. Mais dans la tragédie classique, le mensonge s’appuie sur l’écrit : lorsqu’elle comprend que le fils de Thésée ne cédera pas à ses avances, Phèdre se tue, laissant une tablette écrite qui dénonce Hippolyte qui aurait tenté de la violer, et Thésée va croire au mensonge de son épouse morte. Antéia et Phèdre peuvent donc valoir comme des symboles du changement radical qui a eu lieu entre la période archaïque et l’époque classique.
L’Odyssée confirme l’importance du mensonge pour les récits d’Ulysse chez les Phéaciens en même temps que sa proximité avec la fiction : les personnages remarquent le don d’Ulysse pour raconter des histoires qui passent pour vraies, la déesse Athéna elle-même le reconnaît comme un maître dans ce domaine (Od. 13, 291-298) et le narrateur résume ainsi ses nombreux mensonges, définissant ainsi avant la lettre la notion de fiction :
Tous ces mensonges, il leur donnait l’aspect de vérités. (Od. 19, 203)
L’omniprésence de la poésie
Nous n’avons pas insisté sur le fait qu’en Grèce ancienne, les premiers textes – littéraires mais aussi épigraphiques – sont poétiques, et plus précisément en hexamètres : premières inscriptions, épopées et poèmes sapientiaux d’Hésiode.
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Plus récemment, les premiers écrits philosophiques et scientifiques (Héraclite et les Présocratiques, les cosmologistes ioniens, le langage des oracles et les essais politiques (chez Solon par exemple) utilisent eux aussi la langue poétique traditionnelle. Même des poètes exprimant une pensée critique envers cette tradition, comme Xénophane ou Archiloque, semblent tributaires de ce qu’Havelock a appelé « l’encyclopédie homérique ».
On peut supposer que les vers étaient plus facilement mémorisés et transmis que la prose, au moins tant que la mémoire était entraînée dans une tradition orale. C’est probablement pourquoi la poésie archaïque dans son ensemble tient les Muses pour filles de Mnémosyne (la déesse de la Mémoire).
Bien que l’on utilise aujourd’hui des expressions telles que « Pindare écrivit une Ode pour Untel », ou même « Homère écrivit l’Iliade… », il faut résister à l’influence de la Literacy (le mot anglais provient du lat. littera) : la littérature grecque était fondamentalement orale, et ce stade oral a probablement duré largement jusqu’à ce que, dans le contexte de la dynastie des Ptolémée à Alexandrie, on ait commencé à conserver des « livres » (des rouleaux de papyrus) dans une bibliothèque pour constituer des collections, et pour les commenter : c’est de là que date l’âge de la culture écrite.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le7 janvier 2020
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L'auteur
Professeur (émérite) de langue et littérature grecques, spécialiste d'Homère et de la Grèce archaïque
Université Grenoble Alpes