The Conversation : "Avec l’artiste Douglas White, explorer les racines du vivant"
« Enraciné », une œuvre qui me prend par la main
Habitant à Grenoble, à l’entrée du parc régional de la Chartreuse, mon regard quotidien sur les arbres et la forêt est finalement très souvent absent, détaché… déraciné. Souvent, je pense à autre chose – mes futurs articles, par exemple – sur ces sentiers en montagne bien tracés au cœur de forêts magnifiques. L’artiste me conduit à revenir vers les arbres, à être en forêt, mais vraiment : regarder, toucher, sentir.
Alors, mon attention est certes plus mobilisée, mais ma démarche reste un confortable et aimable passe-temps de citadin, dans des espaces très civilisés.
« Être chez soi, c’est pouvoir vivre sans faire attention »
Dans son récent ouvrage Manières d’être vivant, Baptiste Morizot parle de cette façon de cohabiter avec la forêt : « … civiliser un espace dans lequel il s’installe, c’est traditionnellement faire qu’on puisse y vivre en toute ignorance des cohabitants non humains. C’est supprimer, contrôler, canaliser les fauves, les insectes, les pluies, les crues. Être chez soi, c’est pouvoir vivre sans faire attention. Or pour les autochtones, c’est l’inverse, le chez-soi implique cette vigilance vibratile, cette attention au tissage des autres formes de vie, qui enrichissent l’existence, même s’il faut composer avec elles et que c’est souvent exigeant, parfois compliqué. »
Qui est-ce « il » ? C’est évidemment moi… ou vous ! Douglas White et Baptiste Morizot nous invitent à nous transformer pour être à nouveau des vivants parmi tous les autres vivants, en engageant, au-delà d’un changement de regard, un changement de vie.
Regarder l’arbre en physicien
Mais c’est encore en physicien que je veux ici faire attention aux arbres. Je vais essayer alors d’échapper au commentaire de Baptiste Morizot sur la science, dans sa magnifique conférence pour les enfants à Montreuil publiée sous le titre « Pister les créatures fabuleuses » : « … le naturel, c’est banal. C’est bête et méchant comme des atomes et des molécules assemblées en loups, en abeilles, en arbres et en dauphins. L’idée de nature occidentale portée par certaines sciences est une grande puissance de banalisation de l’existant. »
La critique est on ne peut plus explicite et j’ai du mal à l’ignorer. Heureusement, il indique plus loin : « Et c’est de cela qu’il faut libérer le vivant. Mais par les savoirs, un autre rapport aux savoirs. »
Cette phrase me donne l’espoir de pouvoir contribuer à cette libération. Je veux appréhender le monde en m’émerveillant, en physicien.
Cependant, si regarder un arbre en physicien, c’est remarquablement puissant quand il s’agit d’explorer le fonctionnement de l’arbre, et d’en apprécier la sophistication voire en regard de nos technologies contemporaines, c’est aussi le mettre à distance, le voir comme une chose et le simplifier au mépris de sa complexité irréductible.
Stomates, photosynthèse et mycorhize
Les stomates, la photosynthèse et la mycorhize (le résultat de l’association symbiotique entre des champignons et les racines des plantes) : ces trois aspects des arbres, au programme du lycée, permettent d’explorer notamment la transformation – évidemment – durable de l’énergie solaire dans la biosphère et la constitution de réseaux de vie, à des échelles toujours au-delà des réponses humaines issues de la civilisation thermo-industrielle, qui sont, elles, brutalement insoutenables.
Pour situer ces trois aspects, équipons-nous : énergie, matière et information. Ces concepts constituent une base très efficace pour penser le monde réel, tant inerte que vivant, dans sa diversité et sa complexité.
Les arbres, une machine énergétique planétaire
Il y a beaucoup d’ombre sous un arbre. Le soleil ne perce que très partiellement. Une partie importante de cette énergie solaire est absorbée par l’arbre. Elle est responsable de l’évaporation d’eau qui sort par les stomates, ces micro-ouvertures dans les feuilles. L’évapotranspiration est au cœur d’une incroyable machine énergétique qui permet la montée de la sève depuis les racines jusqu’au sommet de l’arbre. Cette évaporation, qui peut conduire à une humidification importante de l’air ambiant et à une extraction de chaleur de l’arbre, est convoquée pour justifier le retour massif des arbres dans les villes.
En tenant compte de l’ensemble des 3 000 000 000 000 d’arbres sur Terre, voire de l’ensemble de la biosphère, on peut essayer de situer cette transformation de l’énergie solaire par rapport à l’activité humaine. Pour le moment, l’énergie solaire transformée par la biosphère sur Terre est bien plus grande que la totalité de l’énergie consommée par l’humanité. Cette dernière est toujours largement issue des combustibles fossiles. Elle reste sur une croissance mondiale soutenue, qui démarre en 1950 environ. Soixante-dix ans, soit un bref instant pour les arbres.
Alors que la technologie associée, celle des machines thermiques, cherche toujours les températures les plus élevées, il n’y a pas de haute température associée à la transformation de l’énergie solaire par la biosphère. Et par ailleurs, je ne vois pas comment mobiliser la notion de déchets, ni même de pertes pour les arbres. Je ne sais pas non plus distinguer dans la biosphère, la séparation que fait l’humanité entre la production massive d’énergie concentrée en quelques lieux, et la consommation partout, avec le transport entre les deux par l’intermédiaire de réseaux de distribution géants et globaux. J’ai même du mal à définir ces trois mots pour les arbres qui intègrent toujours production ou transformation, consommation et distribution.
Joe Biden s’inspire des arbres
Aujourd’hui, le plan énergétique des États-Unis, autour de son nouveau président Joe Biden, met en avant une utilisation massive de l’énergie solaire au côté de l’éolien. Comme le soleil luit également pour tout le monde, la ressource disponible pour les panneaux solaires est partout identique à celle qu’utilise la biosphère. Compte tenu des besoins de l’humanité, cette simple remarque souligne la nécessité d’équiper des surfaces au sol immenses si on bascule la production d’électricité vers les énergies renouvelables. Une étude américaine de 2015 propose ainsi une estimation pour les USA de 71428 km2 intégralement couverts de panneaux solaires. Une telle surface correspond à l’équivalent de l’état de Caroline du Sud ou bien 10 % de la France métropolitaine. Comment imaginer ces immenses forêts de panneaux solaires nécessaires ?
La photosynthèse : l’énergie et la matière, de l’inerte au vivant
Je me souviens de mon premier contact avec E=mc2. Tout le monde connaît cette équation au cœur de l’énergie nucléaire. Mais, en bon boomer, bercé par les maths et la physique, sans avoir reçu de réel enseignement en biologie, je suis bien incapable de dire comment j’ai appris cette réaction chimique pourtant bien plus essentielle pour toute la vie sur Terre :
2n CO2 + 2n H20 + photons → 2(CH20)n + 2n O2
Ce n’est rien moins que la réaction chimique associée à la photosynthèse, c’est-à-dire la transformation de CO2 inerte en sucres (CH20)n, molécules au cœur de tout le vivant. Cette transformation d’eau et de dioxyde de carbone de l’air, en matière solide vivante, induite par l’absorption de l’énergie solaire, avec rejet d’oxygène dans l’atmosphère, me parait toujours extraordinaire.
La mycorhize et le « Wood Wide Web »
Il n’y a pas de réseaux de distribution d’énergie chez les arbres, mais les liaisons entre eux et avec d’autres écosystèmes engendrent une complexité inouïe qui fascine les spécialistes des réseaux. Ces échanges chimiques sont multiples et intenses, tant par émissions dans l’air, que par transferts dans le sol entre les racines et grâce donc à la mycorhize, l’alliance symbiotique entre les arbres et les réseaux de champignons.
C’est aussi ce que Douglas White nous invite à contempler : ce complexe entrelacs de racines ramifiées entre les arbres. L’artiste, pour cette œuvre, a d’ailleurs collaboré avec Jean Garbaye de l’INRA, l’Institut National de la Recherche Agronomique, expert de la mycorhize.
L’expression « Wood Wide Web » pour traduire l’immense complexité des réseaux et des échanges entre les arbres, objets de recherches très actives, semble due à Suzanne Simard, chercheuse en écologie à l’université de Colombie Britannique et spécialiste des arbres. La pertinence de l’expression est évidemment discutable. Son anthropomorphisme la rend même suspecte. Mais c’est une expression fascinante qui réveille l’imagination, et fait regarder une forêt avec des yeux nouveaux…
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le7 janvier 2021
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L'auteur
Professeur de physique
Université Grenoble Alpes (UGA)