The Conversation : "Culture vivante : pourquoi les chansons de Guy Béart m’accompagnent depuis toujours"
Brassens disait qu’il était fumeur avant d’être chanteur. Je dirais volontiers que je suis chansonneur avant d’être enseignant-chercheur. J’aurais aimé écrire des chansons. Mais je n’avais pas le don dont parle aussi Brassens, qui consiste à « mettre les trois syllabes qu’il faut sur les trois notes qu’il faut ». Par chance, toutes les chansons que je n’ai pas su écrire, Béart me les a offertes !
Je suis sous le charme depuis 1957 (Le Quidam, entendu à la radio). Depuis, je chante ou chantonne du Béart, dans ma tête, ou de vive voix, tous les jours. Dans mes diverses activités (encadrement de colonies de vacances, enseignement, recherche), j’ai saisi toutes les occasions de le faire connaître, et si possible de le chanter. À l’université, j’avais pris l’habitude de ponctuer mes cours par des extraits de ses chansons. Depuis assez longtemps, j’ose terminer toutes mes interventions publiques, quels que soient le cadre et le public, par une chanson : quelquefois de Brassens, mais le plus souvent de Béart.
Une source à laquelle s’abreuver
En quoi l’œuvre d’un modeste auteur de chansons, art tenu pour mineur par Gainsbourg, peut-elle justifier cet intérêt, pour ne pas dire cette passion ? Béart, c’est d’abord une voix particulière, étrange, voilée, mais que l’on écoute, car elle vibre et résonne en nous. Une voix fragile, mais capable de faire saisir a cappella la force d’un poème de Queneau, Tant de sueur humaine. Ce sont des mélodies qui paraissent simples, et qui sont très agréables à chanter, alors même qu’elles peuvent être très subtiles. Julien Clerc (parole d’expert !) considérait même Béart comme « un mélodiste de génie ».
Cette grâce de la limpidité est également la marque de ses textes. Ce sont des textes lumineux, souvent pleins d’humour (Le chapeau, L’oxygène), quelquefois à double sens, en jouant sur les mots (L’obélisque, Chandernagor). Des textes qui oscillent, comme toute vie, entre les tons gris de la nostalgie (Laura, Poste restante), et les couleurs vives de l’espérance (Les couleurs du temps, L’espérance folle).
S’agit-il de poésie ? Béart a mis en musique les textes de poètes reconnus (Ronsard, Verlaine, Victor Hugo, Queneau, Louise de Vilmorin, Marcel Aymé, Charles Guérin, Nadaud, Hardellet). Sauf si l’on connaît expressément le nom de l’auteur du texte, on attribue sans hésitation la chanson, texte et musique, à Béart. Sa présence dans la série « Poésie et Chansons » de la collection « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers, 1965) n’avait rien d’une usurpation.
Des textes donnant matière à penser
On m’accordera que l’on puisse se laisser traverser et porter par ses mots et ses musiques. Mais en quoi cela a-t-il pu influencer une réflexion, et un travail ? Chanter Les couleurs du temps ou L’eau vive à sa fille pour l’endormir est une chose. Mais s’appuyer sur des chansons pour orienter et dynamiser son activité d’enseignement et de recherche, une autre chose. Et pourtant : le premier sujet de dissertation que j’ai proposé à des élèves de philosophie mêlait Alain (« Le bonheur, c’est la saveur même de la vie ») et Béart (« vieille compagne, vieille misère »).
Les textes de Béart donnent très souvent matière à penser, ce qui est particulièrement précieux pour un professeur de philosophie. Ses chansons offrent de très utiles points de départ, ou points d’appui, sur de nombreuses problématiques. Pour travailler la question du temps, on peut (on doit) lire Kant. Mais on peut aussi écouter La danse du temps : « Quelquefois j’ai pris le temps/Alors j’ai perdu mon temps/C’est vraiment un machin bizarre/Je le perds quand je m’en empare ».
Pour réfléchir à l’amour, on peut lire Le Banquet de Platon, et s’intéresser, avec le discours d’Aristophane, au mythe de l’androgyne primitif. On peut parallèlement aller à l’essentiel avec Moitié toi, moitié moi : « Tu es moitié toi/Tu es moitié moi/L’envers à l’envers/L’endroit à l’endroit/Moitié toi/Et moitié moi/Je suis ton vice et versa ».
_Il n’y a plus d’après _ (« C’est que tu es une autre/C’est que je suis un autre :/Nous sommes étrangers/A Saint-Germain-des-près ») entre en correspondance avec Pascal (« Il n’aime plus cette personne qu’il aimait il y a dix ans. Je crois bien : elle n’est plus la même, ni lui non plus »). Et réciproquement !********
Un compagnon de lutte(s)
Mais Béart est aussi un « dynamiteur de charme » (Yvan Audouart, 1973) qui, en polémiste acide, traque les dérives et les travers du temps. Ses chansons viennent nourrir une philosophie critique de notre époque, et peuvent éclairer et conforter bien des combats. Combat contre la bureaucratie, avec Coucher avec une bureaucrate ou, mieux encore, Lo papel, chanson d’une inventivité étonnante, que seul Béart pouvait écrire : « A forza da bouffa dou papel/On finit par vénir ginnjouille/Bouffa dou papel dou papel dou papel/Chié pas bounn por lé batrachouï ».
Contre les violences faites aux femmes, avec Battez-les : « Dans les cités, dans les campagnes/Au lieu d’embrasser leurs compagnes/Les maris comme les amants/Vous les assomment couramment/Non, je ne sais pas battre les femmes/Battez-les vous-mêmes si vous voulez ».
Combat contre les mensonges et les fake news, avec La vérité ; et Les proverbes d’aujourd’hui, que l’on croirait écrite pour Trump : « Deux et deux font cinq ou trois/Pour le penser on est quatre/Deux et deux font cinq ou trois/Ce qui est c’est ce qu’on croit »
Et à l’heure où le développement d’une « nouvelle raison sensible » (Le Monde du 22/12/20) conduit à porter un autre regard sur les animaux, L’âne (1957) peut être perçue comme un manifeste prémonitoire : « Sur tes pattes, je dévale/Les sentiers dès le matin./Bougre d’âne, je suis âne,/Nous ne formons qu’un ».
Le danger, pour les philosophes, et les intellectuels en général, est de passer leur vie à des théories, tandis que la vie va. Une petite chanson peut suffire pour nous alerter sur ce danger, et nous éviter de faire fausse route, c’est-à-dire de se tromper de vie. C’est en chantant cette chanson par plaisir qu’on évitera d’avoir à la chanter par désespoir : « J’ai passé ma vie/A des théories/Et la vie va…/Des années entières/Auprès de lumières/Qui ne brillaient pas/Et la vie s’en va ».
Toute une vie s’écoule. Sur la pochette du premier 33 tours, Jacques Grello avait écrit : « faites tourner du Béart, vous verrez, ça ne s’use pas ». « L’intégrale Béart » qui vient d’être publiée (septembre 2020) permet de le vérifier sur 446 titres. À chaque fois, il ne s’agit jamais que d’une chanson. Mais trois minutes suffisent pour provoquer une joie qui a un goût d’éternité.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le16 février 2021
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L'auteur
Professeur honoraire (Sciences de l’éducation)
Université Grenoble Alpes (UGA)