The Conversation : "Festivals et concerts en temps de Covid-19 : une expérience émotionnelle appauvrie ?"

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Quelles transformations pour l'expérience émotionnelle collective des spectateurs ? Shutterstock
Quelles transformations pour l'expérience émotionnelle collective des spectateurs ? Shutterstock
Comment les mesures sanitaires vont-elles affecter les interactions sociales et émotionnelles qui sont au cœur de l’expérience du spectacle vivant ?
Jauge réduite à 5000 places assises, port du masque, distanciation physique : avec les restrictions gouvernementales liées à la pandémie de Covid-19, cet été, l’expérience des festivaliers et des amateurs de concerts risque d’être complètement chamboulée.


Alors que la plupart des gros festivals (Hellfest, Paléo Festival, Musilac, Eurockéennes, Solidays) ont décidé d’annuler leur édition 2021, les Vieilles Charrues, les Francofolies de La Rochelle, Jazz à Vienne (déjà en configuration assise avec une majorité de concerts dans l’amphithéâtre romain) et d’autres maintiennent et adaptent leur festival aux restrictions imposées par le gouvernement.

Comment ces mesures vont-elles affecter les interactions sociales et émotionnelles qui sont au cœur de cette expérience du spectacle vivant ?

Pour comprendre l’impact des mesures sanitaires (port du masque, limitation de la circulation des personnes, distanciation sociale) il faut déjà connaître l’importance de la dimension émotionnelle collective dans l’expérience de festival. J’ai mené une étude socioculturelle pendant quatre ans sur plus de 20 festivals de musique dont les résultats montrent qu’elle est centrale.

La dimension émotionnelle collective au cœur de l’expérience

L’omniprésence des échanges émotionnels observés dans l’expérience de consommation événementielle témoigne que la circulation des émotions est permanente. Deux types transferts d’émotions ont été identifiés : le partage social des émotions, qui est une action volontaire de la part de l’émetteur par l’évocation de ses émotions sous une forme socialement partagée et la contagion émotionnelle, qui est la tendance automatique à imiter les émotions des autres.

Partage des émotions, Hadra Festival 2013. Nico Didry


Même si le festivalier ne partage pas son émotion de manière volontaire, il est vecteur d’émotion via la contagion émotionnelle. Ces transferts d’émotions produisent les émotions collectives. Ce sont des émotions similaires, vécues collectivement entre les membres d’un groupe social ou d’une communauté, ressenties de manière quasi simultanée et résultant d’expériences partagées. Chez les sociologues, les émotions collectives, en tant que concept, sont l’évolution de ce que Durkheim (1912) appelait « effervescences collectives », et qui faisait suite à une intensification émotionnelle dans le groupe ou dans la foule.

La dimension émotionnelle collective est une caractéristique centrale de cette expérience. L’expression « dynamiques émotionnelles » apparaît significatif dans ce contexte, pour qualifier l’ensemble des phénomènes émotionnels interactifs dont cette étude a validé la présence et l’importance lors du vécu des festivals.

Si l’importance des échanges émotionnels entre les artistes et le public a été étudiée et validée, l’analyse globale de l’expérience émotionnelle des festivaliers montre que ces dynamiques touchent aussi l’ensemble des acteurs de l’événement. Le schéma suivant présente une modélisation des transferts d’émotions (flèches vertes) entre l’ensemble des acteurs du spectacle, notamment les festivaliers entre eux, dont certains ont un rôle d’émetteur d’émotions très marqué.

Modélisation des transferts d’émotions entre les différents acteurs d’un concert. Nico Didry

Le besoin d’échanges émotionnels

Le facteur humain est identifié comme un indicateur de satisfaction premier de la part des festivaliers. « Rencontrer des gens » et « partager des émotions » sont cités par respectivement 48 % et 39 % des festivaliers en réponse à la question : « Quelles sont les raisons de votre venue sur le festival ? »

Plus encore, la qualité et la nature des interactions sociales et émotionnelles sont un véritable baromètre de l’expérience du festivalier. Pour certains, la nature des interactions sociales est même le point le plus important concernant le vécu de leur expérience, comme l’illustre parfaitement ce commentaire d’une festivalière sur la page Facebook du Hadra Trance Festival :  « Merci à tous ces festivaliers que j’ai croisés et qui m’ont souri, car c’est dans le sourire de ces accros du son et des vibrations que j’ai trouvé la plus belle ressource d’énergie et de bonheur ! »

À l’inverse, l’environnement humain peut être source de désagrément dès lors qu’il ne répond pas aux attentes des festivaliers. Le manque d’empathie, de communication, de respect en sont les raisons principales d’après les festivaliers.

Un phénomène de rejet des festivaliers émotionnellement passifs est aussi fréquemment observé.

Enfin, il ressort que les festivaliers sont en quête d’émotions collectives.

Ils mettent en place de véritables stratégies pour faciliter les interactions émotionnelles : déguisements, accessoires, comportements…

Free Hugs (Tomorrowland 2019) et Déguisements (Musilac 2017) pour créer des interactions sociales et émotionnelles. Nico Didry


Les spectateurs deviennent de véritables acteurs de l’expérience grâce aux dynamiques émotionnelles qu’ils créent, alimentent ou bloquent.

L’impact des mesures sanitaires sur la dimension émotionnelle collective

Les mesures sanitaires appliquées aux festivals et concerts dans le cadre de la pandémie du Covid-19 vont être un frein réel à la mise en place de ces dynamiques émotionnelles collectives qui font la spécificité et la richesse de l’expérience de festival ou de concert.

Le port du masque va limiter l’expression faciale des émotions. Le phénomène de contagion émotionnelle qui passe beaucoup par la synchronisation automatique (entre les personnes) des mimiques faciales émotionnelles sera très fortement impactée.

Le masque réduit aussi le partage social des émotions par l’atténuation des expressions vocales des émotions, et parce qu’il n’invite pas à partager son émotion par les expressions faciales. Reste alors l’expression posturale des émotions (danser, bouger, lever les bras…), mais la position assise ne le permettra que partiellement.

Le fait d’être assis va limiter la mobilité des festivaliers et spectateurs, réduisant de facto les interactions sociales et le nombre d’échanges émotionnels. Aussi, la contagion émotionnelle interpersonnelle sera réduite à 2 ou 3 personnes uniquement, celles assises à côté de soi, au lieu du petit groupe d’amis ou de personnes qui gravitent autour de nous.

L’apparition d’une contagion émotionnelle de masse, souvent observée dans la foule massée devant la scène, est dépendante d’une certaine densité sociale. On peut parler de densité émotionnelle dans le cadre de l’expression des émotions et de l’apparition d’émotions collectives. Or, la densité émotionnelle ne sera pas vraiment au rendez-vous dans le cadre d’un placement assis avec une distanciation sociale entre chaque spectateur ou groupe de spectateurs.

Enfin, mon étude a permis d’identifier quatre profils de festivaliers au regard de la dimension émotionnelle collective de l’expérience de festival, avec chacun des logiques de consommation et des comportements bien spécifiques. La configuration assise ne permet pas de répondre pleinement aux besoins de trois de ces profils. Ce qu’atteste le sondage du festival We love green en février dernier :85 % des festivaliers ont déclaré ne pas souhaiter venir si c’était un festival assis.

L’essence même du festival ou du concert – ces rassemblements festifs et communautaires ou l’on cherche à partager ses émotions – est donc remis en cause par ces restrictions sanitaires. Même si les organisateurs qui ont décidé de maintenir leur événement font de leur mieux pour adapter leur offre en fonction de ces contraintes, de manière à dénaturer le moins possible l’expérience, celle-ci sera forcément bien différente. Affaire à suivre…The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le17 mai 2021
Mis à jour le17 novembre 2022