The Conversation : "La pépinière urbaine de l’AFD, des effets transformatifs à confirmer"
La pépinière urbaine est un outil d’intervention de l’Agence Française de développement, qui promeut de nouveaux modes de faire plus participatifs, ainsi que la réalisation d’initiatives urbaines innovantes centrées sur des micro-projets concrets, temporaires et/ou évolutifs. Elle s’inscrit dans un nouveau régime de gouvernance de l’innovation urbaine, qui laisse une place au hasard et au développement non planifié d’innovations issues de la société civile et d’entrepreneurs locaux.
Actuellement déployée dans des villes pilotes situées en Inde, en Tunisie et au Burkina Faso, la pépinière urbaine interroge quant à sa capacité à modifier en profondeur les régimes de gouvernance urbaine des maîtrises d’ouvrage locales, des États ou des grands bailleurs internationaux. Au-delà de quelques expérimentations et micro-innovations, la pépinière urbaine est-elle en mesure d’induire des transformations plus radicales et structurelles des régimes dominants de la fabrique urbaine ?
Des premiers effets transformatifs
S’il est vrai que les pépinières urbaines n’ont pas encore produit tous leurs effets matériels, il est néanmoins possible d’esquisser une analyse des premières expérimentations. À cet égard, une récente campagne d’évaluation de l’AFD a constaté que les pépinières urbaines permettent une meilleure intégration de la société civile dans les phases de diagnostic, de conception et de mise en œuvre des projets urbains. C’est le cas par exemple en Tunisie où le déploiement de la pépinière urbaine s’est effectué grâce à la mobilisation d’habitants et d’associations locales. Des diagnostics participatifs ont été réalisés dans quatre quartiers du Grand Tunis et un appel à projets a été lancé auprès des associations et des habitants, afin de les accompagner dans le développement de micro-projets urbains innovants à impact social et environnemental.
Cette expérience a permis de créer des coopérations entre des acteurs qui ne se côtoient pas habituellement (ministère de l’Équipement, Agence de Réhabilitation et Rénovation Urbaine, AFD, ONG, associations locales, habitants, etc.), mais aussi de faire évoluer les façons de travailler et d’instruire les dossiers au sein de l’AFD. L’intervention de l’AFD a moins consisté en un travail rédactionnel, qu’en une attention portée à l’animation, la coordination et l’échange entre une diversité de partenaires. Et les discussions de l’AFD avec la maîtrise d’ouvrage se sont moins focalisées sur des questions juridico-administratives (en lien notamment avec le développement du programme de réhabilitation urbaine PROVILLE, que sur des projets concrets et rapides à mettre en œuvre.
Progressivement, les pépinières urbaines acculturent les acteurs aux nouveaux modèles de la fabrique urbaine, à travers des approches plus participatives, intégrées et ancrées localement. Mais elles peinent encore à transformer de manière plus radicale les modes de faire et à bousculer les cadres traditionnels de la gouvernance urbaine.
Au-delà de l’organisation d’ateliers de coproduction et d’acculturation des maîtrises d’ouvrage locales et de la société civile, les pépinières connaissent encore des difficultés à « outiller » ces acteurs et intégrer pleinement des acteurs non institutionnels de l’innovation. Les processus de transition urbaine requièrent une démarche pédagogique inscrite dans la durée et des allers-retours permanents entre les diagnostics territoriaux, les expérimentations et la mise en œuvre des projets urbains. Les temps de coproduction, de diagnostic partagé, d’identification et d’encapacitation des acteurs de la société civile induisent des coûts humains, financiers et techniques importants.
À cet égard, les moyens mis en œuvre par les pépinières interrogent. Sont-ils à la hauteur des enjeux et des coûts de transaction induits ? Les ressources dédiées seront-elles suffisantes pour que les innovations de la pépinière soient saisies par les gouvernements locaux et s’hybrident avec les grands projets d’aménagement comme le projet de Développement durable de Ouagadougou (PDDO2), le programme CITIIES en Inde ou le programme de réhabilitation urbaine PROVILLE en Tunisie ?
Une politique des oxymores ?
Par ailleurs, c’est la capacité des pépinières urbaines à réguler les tensions qui interroge. Comment dépasser une série de tensions et d’oppositions a priori contradictoires ?
Une première tension apparaît entre le temps court des expérimentations et le temps long des grands programmes de développement urbain. Quel soutien de ces expérimentations, au-delà des changements de gouvernements locaux et des calendriers de passation des marchés publics ?
Des tensions existent également au regard de l’extrême diversité des parties prenantes des pépinières urbaines (ONG, pépiniéristes, mentors internationaux, experts locaux, société civile, gouvernements locaux, ministères, AFD, etc.). Comment assurer la coopération entre ces acteurs aux intérêts divergents et conserver une fluidité de dialogue entre un upperground et un underground de la fabrique urbaine ?
Une autre tension apparaît entre une volonté de s’ancrer localement et de révéler les ressources locales, et de l’autre une tentation de déployer des modèles d’urbanisme « transitoire », « tactique », « frugal » et « participatif ». Ces modèles issus du monde occidental sont-ils pertinents et transférables dans le contexte de Pays du sud ?
Évoquons enfin une dernière tension entre le souhait de favoriser les processus d’expérimentation et la tentation de les normaliser, voire de les industrialiser. Comment conserver un certain degré d’indéfinition et de préservation de l’hors-norme, tout en prônant le changement d’échelle des innovations ? Plus fondamentalement, et en reprenant les propos de François Pacquement, chargé de mission histoire à l’AFD, comment l’AFD peut-elle rester « l’artisan d’un monde qui s’industrialise ?
Trois orientations pour insuffler un régime de la transformation
Afin que les pépinières urbaines et plus largement que les expériences d’urbanisme tactique dépassent ces tensions et participent à la transformation des régimes de gouvernance urbaine, nous formulons trois propositions.
Une première orientation pourrait consister à ce que l’acteur public (l’État, la collectivité territoriale, la Banque de développement…) veille davantage au respect du cadre de l’expérimentation et du dialogue entre les différents acteurs de la fabrique urbaine. Sans aller jusqu’à une gestion en propre des expérimentations urbaines, de telles fonctions ne peuvent être entièrement externalisées à un Tiers. D’abord parce que l’état d’esprit de l’urbanisme tactique cadre mal avec la perspective d’un « gouvernement à distance ». Ensuite, parce que l’on voit mal comment dans le cas des pépinières, un Pépiniériste pourrait gérer seul les tensions.
Ces missions nécessitent du temps, une prise de risque et une réelle capacité d’influence sur les gouvernements locaux. Elles doivent pouvoir perdurer indépendamment des pressions politiques, financières ou des échecs propres aux expérimentations urbaines. Il est donc essentiel que les acteurs publics s’approprient une partie des fonctions de Tiers acteur, à travers une présence continue dans la gouvernance et le déploiement in situ des expérimentations urbaines. Dans le cas de la pépinière urbaine, l’AFD pourrait par exemple inciter ses agents à participer aux expérimentations des pépinières, et ainsi promouvoir une action publique de terrain plus en phase avec les acteurs locaux.
La mise en œuvre des expériences d’urbanisme tactique doit être également l’occasion pour les acteurs publics de s’approprier une culture de la coopération. Les micro-innovations issues des expérimentations urbaines constituent autant d’opportunités pour les acteurs publics d’éprouver de nouvelles modalités de l’action urbaine, davantage incrémentales et horizontales. C’est l’occasion d’apprendre à expérimenter sans normaliser, accompagner sans institutionnaliser, relier sans uniformiser, faire confiance sans sous-traiter, échouer sans renoncer, ou encore transférer des innovations sans nécessairement les dénaturer. Dans cet exercice d’équilibriste, tout l’enjeu réside dans l’identification de la juste intervention de l’acteur public. Pour l’AFD, il s’agirait d’assumer en parallèle des tâches administratives de financeur-expert et une posture de facilitateur, garantissant l’animation et la coordination des acteurs.
Enfin, le déploiement des expériences d’urbanisme tactique doit inciter les acteurs publics à s’intéresser davantage aux effets externes de leurs actions. Dans le cadre de la pépinière urbaine, on peut en effet faire l’hypothèse que les impacts directs des pépinières urbaines seront limités et réduits à la requalification d’espaces publics, la production temporaire de services urbains de proximité ou la création de jardins partagés. En revanche, les externalités produites seront très certainement bien plus conséquentes : encapacitation citoyenne, incubation de projets, stimulation des dynamiques entrepreneuriales et d’innovation, diffusion d’une culture de la collaboration aux acteurs publics et privés, mobilisation et animation du capital social territorial, revalorisation économique et symbolique de quartiers dégradés, optimisation de la programmation d’infrastructures et d’équipements urbains (réduction des risques d’erreur), etc.
De telles externalités doivent être mesurées et appropriées collectivement. C’est à cette condition que les pépinières pourront perdurer dans le temps, et transformer les régimes de gouvernance urbaine pour s’orienter vers des modèles moins froids, plus ouverts à la proximité, au vivant et à l’échange. C’est à cette condition que l’AFD pourra renouer avec son esprit pionnier et son ADN fait avant tout de « bricolage et d’expérimentation ».
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le7 janvier 2020
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L'auteur
Directeur de l'agence Villes Innovations, Chercheur associé au laboratoire PACTE (Université de Grenoble)
Université Grenoble Alpes