The Conversation : "Philosophie : vous avez dit « liberticide » ?"
On peut définir la liberté comme la possibilité d’exister sans subir de contraintes illégitimes. Il y aurait donc des contraintes justifiées, et d’autres non. Mais lesquelles, et au nom de quoi ? Pour le savoir, examinons quatre libertés pouvant être considérées comme fondamentales. Serait-il possible de définir une liberté/socle, qui serait le fondement de toutes les autres, et dont toute atteinte serait sans discussion liberticide ?
La liberté d’agir
C’est à coup sûr une liberté fondamentale pour l’être humain. Car, d’une part, il vaut mieux agir que subir. C’est l’accroissement de la puissance d’agir qui permet de passer à une plus grande perfection (Ethique, IV, préface). Tandis que, d’autre part, une grande capacité d’action par le corps est un gage d’éternité pour l’esprit : « Qui a un corps capable de faire beaucoup de choses, a un esprit dont la partie la plus grande est éternelle » (Ethique, V, p. 39).
Cependant, du fait que nous sommes en contact avec les autres dans une « cité », la liberté d’action doit être nécessairement encadrée, et limitée, dans, et par, un pacte social. Pour permettre à chacun d’agir librement sans être victime des effets néfastes pouvant être produits par l’action « libre » des autres ; et pour empêcher que son action produise de tels effets sur les autres ! Par exemple, la liberté de circuler des uns ne doit pas rendre impossible l’exercice de cette liberté chez les autres. D’où les feux rouges, et les sens interdits. D’où les mesures contraignantes pour limiter la circulation du coronavirus.
On ne pourrait vivre en paix si chacun ne renonçait pas « à son droit d’agir selon le seul décret de sa pensée » (Traité Théologico-Politique, chapitre XX). C’est pourquoi, loin d’être liberticides, les contraintes imposées par l’État, après examen et adoption par la représentation nationale, sont une condition de la liberté d’agir. La possibilité d’agir « librement » dépend de l’existence de règles restrictives dont seul le respect permet à tous de pouvoir agir.
La liberté d’expression
Cette liberté peut-elle être tenue, dans un État libre, pour la plus haute des libertés ? La question peut, après la mort tragique de Samuel Paty, paraître déplacée, voire indécente. Il faut cependant, l’examiner sereinement. Car, tout d’abord, la liberté d’expression n’est qu’une conséquence de la liberté d’opiner. Celle-ci, pour Spinoza, se fonde sur la séparation entre foi et philosophie. La foi exige piété et obéissance. La philosophie ne se préoccupe que de recherche de la vérité. « La Foi donc reconnaît à chacun une souveraine liberté de philosopher ; de telle sorte qu’il peut sans crime penser ce qu’il veut de toutes choses » (TTP, fin du chapitre XIV).
C’est pourquoi « dans un État libre il est loisible à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense » (TTP, chapitre XX). Le droit de trancher du vrai et du faux, et de professer telle ou telle opinion, est « un droit dont personne, le voulût-il, ne peut se dessaisir ». La « majesté souveraine » ne peut s’exercer ni sur le vrai et le faux, ni sur les convictions religieuses. L’État ne tranche que des actions acceptables, la foi des articles d’un dogme.
Chacun a-t-il alors vraiment « la liberté de dire et d’enseigner ce qu’il pense » ? Dans le principe, oui, puisque « chacun est maître de ses propres pensées », et « qu’il est impossible d’enlever aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent ». Cela n’empêche pas cependant que certaines opinions puissent être jugées « séditieuses ». Par exemple, pour Spinoza, celles qui contestent « le pacte par lequel l’individu a renoncé à son droit d’agir selon son propre jugement ». La loi n’hésite pas à condamner, dans cet esprit, des opinions « délictueuses » : contraires à la vérité historique (ex : réalité de la Shoah), ou discriminant de façon injurieuse des groupes (racisme), ou des individus. Si donc elle est plus grande que la liberté d’agir, la liberté d’expression doit néanmoins être régulée par la loi. Ces régulations ne sont nullement liberticides.
La liberté de penser
L’opinion n’est que le plus bas degré de la connaissance. Et penser véritablement est bien autre chose que simplement penser ce que l’on veut. Car la pensée est sous-tendue par le désir de rechercher la vérité. Penser, c’est mettre en doute ses opinions, dans un souci de vérité. C’est s’interroger sur la vérité de ce que l’on tient pour vrai.
Spinoza l’exprime en affirmant la primauté du « comprendre » : « Tout ce à quoi nous nous efforçons par raison, c’est de comprendre » (Ethique, IV, p. 26). « Il est donc utile avant tout dans la vie de mener l’intelligence (intellectum) ou raison (ratio) jusqu’à la perfection, autant qu’on le peut ; en cela seul consiste le bonheur suprême de l’homme, ou béatitude » (Ethique, IV, Appendice).
C’est pourquoi la liberté de penser ne peut souffrir aucune limitation. Toute restriction serait, sans aucune discussion possible, liberticide : « Un sentiment est mauvais (ou nuisible) dans la seule mesure où il empêche l’esprit de penser » (V, p. 9). Il est absolument interdit d’interdire de penser !
La liberté d’être vivant (d’exister)
Cependant cette liberté inaliénable en présuppose une autre, encore plus fondamentale, car il n’y a d’exercice de la pensée possible que pour un être humain vivant. Il appartient à chacun d’exercer ce pouvoir que lui offre sa vie mortelle. Spinoza le fait saisir en situant le « comprendre » dans l’axe du « conatus », « l’effort par lequel chaque chose persévère dans son être » (III, p. 7). « L’effort pour se conserver », qui est « l’essence même d’un être », est pour lui « la première et unique origine de la vertu » (IV, p. 22)
Cette liberté de vivre est la plus haute des libertés, qui fonde toutes les autres. C’est la liberté d’« être ». Celui qui pense est un être vivant, et libre dans et par cette existence même. Mais cette liberté est fragile : « La force par laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée, et elle est infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures » (IV, p. 3), comme le Covid vient de le démontrer !
En définitive, « le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être » (IV, p. 18, scholie). La liberté de vivre est une liberté/socle, berceau de la liberté de pensée. La première doit être sauvegardée à tout prix, y compris par des mesures restreignant la liberté d’agir, et qui ne sont liberticides qu’à courte vue. Car elles sont justifiées par leur capacité à préserver le plus de vies possible. La seconde, une fois la vie préservée, ne peut souffrir d’aucune restriction. La liberté d’expression, qui n’est qu’une conséquence de la liberté de penser, est susceptible d’être régulée par la loi, du fait que l’opinion dont elle autorise l’expression peut s’égarer loin du vrai et du bien. La liberté d’agir n’est réelle que si son exercice est encadré par la loi. La loi sauvegarde cette liberté, en prohibant toute action nuisible aux autres. Car la vie de chacun est un trésor, à préserver absolument.
Alors, plutôt que de crier à tout propos au « liberticide », mieux vaudrait s’attacher à la priorité absolue : permettre aux hommes de vivre, et en paix. Comme le dit Brassens : « Mais, de grâce, morbleu ! Laissez vivre les autres ! La vie est à peu près leur seul luxe ici-bas. »
Nous pouvons conclure, avec Spinoza : « L’homme libre ne pense jamais à la mort ; sa sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais de la vie. » (IV, p. 67)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le8 décembre 2020
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L'auteur
Professeur honoraire (Sciences de l’éducation)
Université Grenoble Alpes (UGA)