Lucky Luke et les inégalités à l’école : les deux visages du rapport CNESCO
Des données objectives
Le premier mérite (dans le champ du "mesurer"), est de présenter des données objectives qui documentent le fonctionnement inégalitaire du système scolaire français, ou plus exactement le fait que l’égalité des chances de réussite (scolaire, puis sociale) est de plus en plus de l’ordre du mythe. Car les enquêtes conduites par les chercheurs concordent pour mettre en évidence, en premier lieu, des inégalités de résultats selon l’origine sociale. La position sociale des parents joue fortement sur les résultats, et sur l’avenir scolaire, de leurs enfants. La France est ainsi l’un des pays où l’origine sociale pèse le plus lourdement sur la réussite scolaire.
Mais ces enquêtes concordent aussi, en second lieu, pour mettre en évidence que les écarts de réussite entre enfants de milieux favorisé et défavorisé se sont creusés. Les résultats des uns sont à la hausse (stabilisation, voire amélioration, rapport p. 21), et des autres, à la baisse. Tel est l’un des enseignements majeurs des enquêtes PISA. On constate une accentuation des écarts de compétences entre les 10 % les plus faibles et les 10 % les plus forts. Ceux qui avaient le moins de chances (statistiques) de réussir, en ont de moins en moins. Mais qu’en conclure ? Plusieurs discours sont possibles : l’école est incapable de résorber les inégalités (impuissance) ; l’école laisse s’accroître les inégalités (passivité) ; l’école exacerbe les inégalités (participation active à un processus négatif). Le choix des mots ne sera pas anodin, et il faudra s’avancer avec prudence sur le terrain des interprétations.
Pour mieux comprendre
Le second grand mérite est de modéliser le mécanisme par lequel s’accroissent les inégalités. Le rapport permet de "comprendre", au sens d’expliquer pourquoi. Le Cnesco s’attache en effet à détailler le processus (en fait : "une longue chaîne de processus inégalitaires"), qui conduit, par "strates successives", à une augmentation des inégalités lors du parcours des élèves au sein de l’institution scolaire.
Le rapport montre que les inégalités sociales à l’école se présentent sous différentes formes (chacune ayant "sa vie propre"), qui s’enchaînent, et enferment toujours plus dans des parcours inégalitaires : inégalités de traitement (dans les ressources d’apprentissage dont les élèves disposent réellement à l’école) ; inégalités dans les résultats scolaires ("face connue" des inégalités à l’école) ; inégalités sociales dans les orientations, puis dans la "diplomation" (p. 5), et même enfin dans le rendement des diplômes sur le marché du travail. L’école hérite des inégalités familiales. Mais, à chaque étape de la scolarité, elle produit, en son sein "des inégalités sociales de natures différentes qui se cumulent et se renforcent" (p. 12).
Cela signifie-t-il toutefois que l’école est devenue une « machine » à fabriquer des inégalités, comme si telle était la raison d’être de son fonctionnement, qui se réduirait à cette dimension ? Ne faudrait-il pas se méfier de l’image de la "fabrique", qu’il s’agisse des crétins, ou de l’injustice scolaire ?
Mais une enquête ambiguë
C’est pourquoi, sous deux aspects, ce rapport nous paraît ambigu. Il peut se lire, en effet, comme une véritable enquête policière, qui tente de répondre à la question : à qui la faute ? Les auteurs veulent "pointer du doigt" les "responsabilités en jeu".
C’est à se demander si le Lucky Luke qui conduit l’enquête n’a pas tendance à tirer plus vite que son ombre. Certains responsables / coupables possibles nous paraissent innocentés un peu vite (exemple : les familles, dans leurs stratégies, ou dans le type d’habitus qu’elles construisent), et le coupable principal désigné de façon inéquitable. On peut alors exprimer deux grandes réserves. S’agissant des ZEP et de l’éducation prioritaire, le rapport se livre à une évaluation pour le moins éloignée du modèle de l’évaluation bienveillante. Et il ne pose que d’une façon brouillée la question de la mixité sociale.
Les ZEP sont ainsi présentées comme l’un des premiers et principaux coupables. Mais le rapport paraît se livrer à une évaluation discutable de l’évaluation prioritaire, pour reprendre les termes de Pierre Merle (Le Monde des 9/10/10/16). Celui-ci dénonce une présentation d’analyses insuffisamment étayées, et la formulation de conclusions prématurées (et donc hasardeuses). Car la période 2013-2015 n’est pas assez documentée. Les effets négatifs du label "éducation prioritaire" ne sont pas forcément constants. Le niveau de turnover des équipes se réduit. Le nombre des motifs de dérogation à la carte scolaire diminue.
Une approche discutable des ZEP
Pour Marc Douaire, président de l’association "Observatoire des zones prioritaires (OZP)", ce rapport est destructeur. C’est un message de désespoir jeté au visage des enseignants. Il laisse entendre que c’est parce qu’il y a une éducation prioritaire qu’il y a des inégalités sociales et de la discrimination (Le Café pédagogique du 28/09/16). Pour lui, en s’attaquant à l’éducation prioritaire, ce rapport méconnaît son histoire, l’existence d’un consensus apparu en 2012, et sa relance en 2014. Il aurait fallu être plus attentif à la difficulté d’enseigner dans un système éducatif conçu pour l’élite.
L’apparition d’effets pervers synonymes de "discrimination négative" (p. 8 et 32 du rapport) n’est- elle pas, en effet, due principalement, soit aux conditions générales de fonctionnement du système scolaire, pour ce qui concerne la nomination des enseignants et la gestion de leurs carrières ("enseignants moins expérimentés, davantage de non-titulaires") ; soit aux spécificités du public scolaire fréquentant les ZEP ("temps d’enseignement plus courts, climat scolaire moins favorable, entourages des pairs peu porteurs") ?
Il ne faudrait jamais perdre de vue que les ZEP sont des zones où se concentrent toutes les difficultés. Et ne pas inverser l’ordre des causes. La ZEP (comme outil de politique scolaire) n’est pas, en soi, créatrice des difficultés auxquelles, il est vrai, elle peine à remédier (mais à cause, principalement, des carences de la mixité sociale).
Une vision frileuse de la mixité sociale
Ce qui nous conduit à notre seconde réserve : le rapport pose la question de la mixité sociale d’une façon frileuse. En quoi, s’agissant des inégalités, l’école serait-elle la principale coupable ? Il nous semble remarquable que le rapport "essentialise" l’école, en lui attribuant une causalité propre (traduisant, à la limite, une volonté mauvaise, ou une absence de volonté), indépendante du contexte, et jouant de façon mécanique.
Cette vision méconnaît l’importance du lieu d’entrée dans le système scolaire. Ce n’est pas la même chose d’y entrer à Neuilly, ou dans un quartier "sensible". Les publics à scolariser sont, socialement, et dans leur rapport à l’école, très différents. Les inégalités dans l’offre et les pratiques scolaires, qui sont amèrement reprochées à l’école, tiennent alors en grande partie aux inégalités de composition du public (ex : temps qu’il faudra consacrer, ou non, au maintien d’un climat favorable).
C’est pourquoi il nous semble que la question de l’importance et du rôle de la mixité sociale dans la chaîne de détermination des inégalités n’est pas abordée de la meilleure façon. Il y a des établissements ghettos, et des établissements d’élite. Cette dichotomie n’est pas acceptable. Mais l’« École » en est-elle responsable ? Certains établissements sont certes favorisés en termes de ressources, et d’enseignements offerts (options ; présence ou non de classes préparatoires). Mais aussi, et avant tout, en termes d’environnement résidentiel et territorial. La composition scolaire et sociologique du public qui a vocation – de par la réalité "géographique" – à les fréquenter, sont des facteurs déterminants de leur attractivité.
Lutter vraiment contre la ségrégation
Comment, alors, lutter contre cette l’"insupportable ségrégation" que dénonce Thomas Piketty ? Pour augmenter l’attractivité des établissements défavorisées (mais pourra-t-on le faire sans toucher à celle des autres ?), des politiques spécifiquement scolaires pourront s’avérer très utiles : allocation différentielle de moyens ; mesures "volontaristes" de restructuration de la carte scolaire, ou d’instauration de quotas.
Mais les politiques scolaires viennent buter sur ce fait fondamental que l’attractivité d’un établissement dépend essentiellement du public qui le fréquente. C’est d’abord la "qualité" du public qui fait celle de l’établissement, comme le montre l’empressement de certains à sélectionner les meilleurs élèves, et à éliminer les plus faibles.
Il faudrait alors avoir la lucidité et le courage de reconnaître que, dans ces conditions, l’issue du combat contre la ségrégation dépend essentiellement de l’existence, ou non, d’une véritable mixité sociale. Accuser l’école d’avoir perdu ce combat a pour effet le plus sûr de détourner le regard du terrain sur lequel seul pourrait se livrer la bataille décisive : une bataille sociale contre les inégalités sociales. Car le mieux à faire pour lutter contre les inégalités sociales est de s’y attaquer directement !
Il faut rendre cette justice au rapport : il affirme fortement que la lutte contre les inégalités restera vaine sans "une politique volontariste de mixité sociale". Dommage qu’il n’ait pas souligné ce qui devrait être aveuglant : le premier responsable de la "fabrication" des inégalités scolaires n’est pas "l’École", comme entité, mais l’absence de mixité sociale dans l’environnement scolaire.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation le 24 novembre 2016.
Mis à jour le8 février 2017