Sisyphe à l’assaut du collège
Une longue histoire de réformes avortées
En 1983, Louis Legrand, dans son rapport intitulé "Pour un collège démocratique", proposa un projet jugé "révolutionnaire". Suppression du redoublement, répartition des élèves dans des ensembles hétérogènes de petite taille, séquences de 50 minutes, interdisciplinarité, tutorat, création d’équipes éducatives : c’en était trop pour beaucoup, en particulier pour des enseignants ayant peur de devoir "payer la facture". La "rénovation des collèges" ne laissa guère de traces.
Mais le collège n’en demeurait pas moins le "maillon faible" du système éducatif, dont il concentrait les crises. Cependant sa réforme reste en jachère à la fin des années 90, en se perdant dans de modestes et superficiels changements de structure. François Dubet travaille, en 99, sur "Le collège de l’an 2000". À la rentrée 99, Ségolène Royal préconise des mesures de "rénovation" (bis) : travaux croisés (pour favoriser le travail interdisciplinaire), enseignement de nouvelles technologies appliquées, ateliers-lecture, tutorat, aide individualisée.
Ces mesures ne mobilisent que peu les enseignants, et Jack Lang, en 2000, révise à la baisse cette "réforme". Le même ministre met en chantier cependant, pour la rentrée 2002, une nouvelle "réforme du collège", avec une nouvelle sixième, des itinéraires de découverte, un cahier des exigences du collégien, et un nouveau brevet.
En 2003, un débat s’organise sur l’avenir du collège unique, dont le principe est assoupli en 2004 par une réforme de la classe de troisième (module de découverte professionnelle). Puis plus rien ne bouge guère, jusqu’à ce que le gouvernement ne décide (courageusement), au printemps 2015, de rouvrir "le dossier miné du Collège" (Le Monde du 11/03/2015).
2015 : un projet de réforme pragmatique et cohérent
La réforme proposée par la ministre Vallaud-Belkacem repose sur de très louables intentions : sa volonté de faire que le collège unique ne soit plus un collège uniforme (selon une formule proposée dès 2000 par Jean-Luc Mélenchon !).
Son espoir de trouver des remèdes aux principaux maux dénoncés unanimement depuis des décennies (collège "en panne", "dans le brouillard", "à la dérive"). Il s’agit de diversifier les enseignements, afin de mieux répondre aux besoins des élèves, tout en sauvegardant l’unicité du cadre national. Le contexte ne paraît pas défavorable, car le fonctionnement actuel ne satisfait personne, et l’enquête internationale PISA a mis en évidence les résultats décevants de nos collégiens de 15 ans.
Par ailleurs, dans un souci de cohérence, une révision des programmes et du socle commun doit aller de pair avec la réforme. Les mesures concrètement proposées ont souvent déjà été mises à l’essai sur le terrain. Elles n’ont rien qui soit susceptible de provoquer un rejet a priori.
Des EPI (Enseignements pratiques interdisciplinaires), modules d’enseignement complémentaire, pratiques et interdisciplinaires, pour dynamiser les apprentissages et leur donner du sens. Une deuxième langue vivante dès la cinquième, pour renforcer un domaine d’apprentissage où les français ne brillent pas. Un accompagnement personnalisé pour tous, pour favoriser la réussite de chacun. Cette réforme est adoptée le 10/04/2015 par le Conseil supérieur de l’éducation (CSE), à une large majorité (51 pour, 25 contre, une abstention).
Turbantibus aequora ventis : un projet pris dans la tourmente des réformes
Et pourtant, très vite, les choses tournent mal. La réforme fait des remous. Des crispations se font sentir. Des syndicats montent au créneau. On craint une diminution des horaires dans les disciplines traditionnelles. La perspective de l’interdisciplinarité fait redouter à beaucoup d’enseignants une perte de leur identité, dans un renoncement coupable à l’excellence disciplinaire.
On refuse la remise en cause du schéma classique : une discipline, un cours, une heure. On dénonce un "collège allégé", qui serait marqué par des disparitions (du latin et du grec), ou des suppressions (des classes "bilangues"). Des polémiques naissent sur la diminution (ou l’augmentation ?) prévisibles du nombre de postes, et du nombre d’heures d’enseignement.
On crie à "l’égalitarisme aveugle et cynique". Une contestation tous azimuts se manifeste, comme à propos de la réforme des rythmes scolaires. Des politiques s’emparent de l’affaire : tollé à droite qui dénonce - rien que ça - un "naufrage de la nation". Un ancien Président de la République parle de "combat effréné pour la médiocrité". De multiples recours sont déposés contre le texte gouvernemental…recours qui viennent, pour l’essentiel, d’être rejetés par le Conseil d’État ! On peut observer à ce propos que les deux seules dispositions annulées étaient paradoxalement les moins conflictuelles, et manifestaient un bon sens qui aurait dû faire l’unanimité, puisqu’elles fixaient une amplitude journalière maximale de travail, et une pause méridienne d’une durée minimale.
L’impossibilité de réformer : un mal français ?
Comment expliquer ce tohu-bohu et cette révolte ? Y a-t-il une fatalité de l’échec des réformes éducatives en France ? Les peurs auront-elles toujours raison de la raison ?
De grandes lignes de fracture traversent l’histoire des réformes. Fractures entre syndicats, conservateurs (partisans, bien qu’ils proclament le contraire, de l’immobilisme) vs réformistes. Fracture entre ceux qui se crispent sur la défense des enseignements disciplinaires, et hurlent contre les "pédagogistes", et ceux qui croient en l’utilité d’une rénovation pédagogique s’inspirant des innovations créatives du terrain. Fracture entre ceux qui prônent une école de l’exigence et de l’excellence, et ceux qui rêvent d’une école de la réussite, attentive aux plus faibles et aux plus nombreux.
Mais, au-delà des soubresauts immanquablement provoqués par les rencontres et les chocs entre ces lignes de fracture, deux raisons n’incitent guère à l’optimisme. L’une est propre aux mentalités et aux comportements des Français d’aujourd’hui. L’autre tient à l’existence d’une contradiction interne au collège unique.
Tout d’abord, l’histoire du présent quinquennat manifeste une propension des Français à se dresser contre toute réforme qui les toucherait un tant soit peu dans leurs intérêts personnels ou, pire, de corporation. On voudrait bien du changement pour maintenant, mais à condition qu’il soit indolore, et ne touche que les autres. À quoi on peut ajouter, aujourd’hui, le refus a priori et dévastateur de toute réforme proposée par une gauche honnie et chargée de tous les péchés du monde, la "gauche de gouvernement".
Ensuite, et plus spécifiquement pour ce qui concerne la réforme des collèges, le fait que, depuis la création du collège unique, une ambiguïté fondamentale pèse sur celui-ci : doit-il être, dans le prolongement de l’école élémentaire, le dernier maillon d’une école fondamentale ; ou bien la préparation et la préfiguration du Lycée ? A-t-il pour mission essentielle d’accueillir et d’accompagner tous les élèves jusqu’à seize ans ; ou de fonctionner comme une antichambre du lycée, en orientant, triant et sélectionnant ? Tant que l’on n’aura pas affronté, ouvertement, cette question, on peut se préparer à affronter, encore, de nombreuses tempêtes. Car, comme l’écrivait Alain, le printemps aura toujours le même hiver à vaincre…
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Mis à jour le8 février 2017