The Conversation : "Nouveau bac : faut-il avoir peur du « grand oral » ? "
Au-delà de la disparition du découpage en séries « littéraire, scientifique et économique » de la voie générale, au profit de parcours, l’autre nouveauté de l’examen consiste en un grand oral de 20 minutes autour d’un projet préparé par l’élève. Un exercice qui fait partie des épreuves finales, au même titre que la philosophie, ou les enseignements de spécialités, et qui soulève de multiples interrogations quant aux compétences qu’on peut y évaluer.
Que nous apprennent à ce sujet les textes officiels sur cette épreuve publiés en février 2020 ? Partant de l’idée qu’une épreuve d’évaluation n’est jamais qu’un outil, posons trois questions, simples : cet outil est-il opératoire, approprié, et sans danger ?
Une nécessaire interprétation
Comme le souligne la finalité affichée dans le bulletin officiel, c’est la prestation de l’élève en situation de prise de parole qui devient objet d’évaluation « L’épreuve permet au candidat de montrer sa capacité à prendre la parole en public de façon claire et convaincante. Elle lui permet aussi de mettre les savoirs qu’il a acquis, particulièrement dans ses enseignements de spécialité, au service d’une argumentation, et de montrer comment ces savoirs ont nourri son projet de poursuite d’études, voire son projet professionnel. »
Mais comment évaluer cette prestation ? La performance de l’élève ne contient pas sa propre grille d’intelligibilité. Il va falloir l’interpréter. Certes, c’est le cas de toute production, qu’elle soit écrite, motrice, ou orale. Mais il est sans doute plus difficile, dans le cas de l’oral, de construire des échelles d’appréciation fondées sur l’identification des principales dimensions qualitatives de la prestation à évaluer, et de définir, pour chaque dimension, des repères de niveau.
L’oral n’est donc pas, en tant que tel, un outil d’évaluation d’utilisation immédiate. Il requiert la construction minutieuse de grilles d’analyse appropriées. Le texte du ministère a le grand mérite d’en proposer un exemple.
Mais si les jurys ne s’approprient pas, au moins, la démarche, et se contentent de grilles implicites, non réfléchies, et subjectives, le grand oral risque fort, au grand dam de ceux pour qui cela est un défaut rédhibitoire, de n’être plus qu’une épreuve à valeur « locale », livrée à l’arbitraire de jugements peu, ou mal, étayés. !
Des ambitions trop vastes ?
Cet outil est-il bien choisi ? Est-il vraiment le moyen le plus approprié pour évaluer ce qu’on voulait évaluer ? À première vue, oui : des compétences orales s’apprécient à l’oral ! Mais que voulait-on évaluer ? Le texte officiel le dit, et c’est ce qui fait problème. Car on peut se demander s’il n’y a pas surabondance de cibles, chacune pouvant exiger des outils d’appréciation spécifiques.
N’attend-on pas beaucoup trop d’une seule épreuve ? Elle est découpée en trois temps, chacun étant dédié à des évaluations spécifiques :
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argumentation, et présentation lors du premier temps (où le candidat a 5 minutes pour présenter une question)
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écoute, solidité des connaissances, et capacités argumentatives lors du deuxième temps (qui consiste en 10 minutes d’échanges entre le jury et le candidat)
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maturation du projet d’orientation, curiosité intellectuelle, aptitude à exprimer ses motivations lors du troisième temps (où le candidat échange en 5 minutes sur son projet d’orientation).
Sont évoqués, en plus, l’engagement dans la parole, et la force de conviction.
La sagesse populaire le dit : qui trop embrasse, mal étreint ! Le champ exploré est très large. On cible des objets divers : compétences, capacités, aptitudes. Certains, d’ailleurs, n’apparaissent pas dans la grille d’évaluation proposée en exemple. Peut-être aurait-il fallu être plus modeste, et ne pas se laisser submerger par l’ambition de montrer que le grand oral pouvait être une épreuve reine.
Un fort risque de biais sociaux
Cet outil n’est-il pas dangereux ? Comme pour les médicaments, l’utilisation d’un outil peut provoquer des effets secondaires indésirables. Avec le grand oral, deux, au moins, nous semblent à craindre.
Le premier risque est celui d’une valorisation exagérée de la parole. Le système éducatif a-t-il pour mission de former de beaux parleurs ? On connaît le mot de Pierre Dac : « Parler pour ne rien dire est le premier principe majeur de ceux qui feraient mieux de la fermer avant de l’ouvrir. » Certes, là n’est pas l’objectif officiel de l’oral. Mais le risque est réel de conforter un air du temps faisant prévaloir les mots sur les actes, et l’éclat sur la solidité.
Le deuxième risque est encore plus préoccupant. C’est celui d’une discrimination fondée sur la prise en compte de compétences socialement déterminées. Outre le fait que déjà l’apparence extérieure peut manifester une appartenance sociale, le rapport au langage et la maîtrise des outils linguistiques et des codes langagiers ne sont pas équitablement distribués dans une population. Va-t-on apprécier le mérite, ou l’appartenance de classe ? Préparerait-on un nouveau triomphe des « héritiers » ?
Plus que jamais, il conviendrait de garder à l’esprit le constat fait par Bourdieu et Passeron en 1970 dans La Reproduction : « L’observation méthodique du comportement linguistique et gestuel des candidats à un oral d’examen permet de mettre au jour quelques-uns des signes sociaux sur lesquels se guide inconsciemment le jugement professoral et parmi lesquels il faut compter les indices de la modalité du maniement de la langue (correction, accent, ton, débit, etc.), elle-même liée à la modalité du rapport au professeur et à la situation d’examen. »
Si l’on veut que le grand oral apprécie un niveau de compétence, et non une appartenance sociale, un long et systématique travail préalable d’entraînement, et de développement des compétences requises à l’oral, devra être engagé.
À cette condition seulement, et à condition également que l’on ne veuille pas trop lui en faire dire – et que les jurys se dotent de grilles d’analyse construites avec soin – l’épreuve aura quelque chance d’être opératoire, appropriée, et sans risque majeur sur le plan social.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le24 février 2020
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L'auteur
Professeur honoraire (Sciences de l’éducation)
Université Grenoble Alpes