The Conversation : "Quand les grands chefs dégustent : les incertitudes de l’évaluation à la lumière des étoiles Michelin"
Pour tous ceux qui s’intéressent à l’évaluation, notamment dans le cadre scolaire, c’est une occasion remarquable pour réfléchir aux incertitudes de cette pratique qui, moins que jamais, ne peut prétendre être une mesure.
La question des référents légitimes
L’émotion suscitée par cet événement témoigne de l’importance pour le public de la gastronomie, bien sûr. Mais elle dit aussi combien la légitimité des évaluateurs, dans quelque cadre que ce soit, interroge.
Évaluer, c’est dire dans quelle mesure une réalité donnée (en l’occurrence, le plat servi) paraît acceptable par référence à une réalité attendue (le plat parfait). Toute évaluation met en jeu un « référent », qui exprime ce qu’on pense être légitimement en droit d’attendre de la réalité évaluée. Reste à savoir ce qui fonde cette légitimité.
Ce fondement sera objectif quand (et si) on peut fixer de façon indiscutable ce qu’on est en droit d’attendre de la réalité évaluée. On est par exemple en droit d’attendre d’un élève de CM2 qu’il maîtrise les programmes de sa classe. Certes, les programmes ont fait l’objet d’une discussion préalable (et souvent passionnée). Mais, le programme étant fixé, et publié, sa légitimité devient indiscutable au sein de l’institution scolaire. D’une façon très générale, on est légitimement en droit d’attendre que l’école instruise, que la police protège, que l’hôpital soigne, etc.
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Ce fondement sera subjectif si ce qu’on est en droit d’attendre relève de l’opinion, peut se discuter d’un point de vue social, ou politique et n’est pas « scellé » dans un texte à valeur de loi. C’est le cas quand l’évaluation porte sur des « objets » tels qu’un livre, un film, un repas, une prestation hôtelière, etc. Il faut alors pouvoir se doter d’un référent pouvant faire consensus.
Enjeu démocratique
La question à laquelle doit répondre l’évaluateur peut être exprimée ainsi : « la prestation a-t-elle procuré la satisfaction qu’on était en droit d’en attendre ? ». Mais qu’est-on en droit d’attendre d’un « bon » repas ? Les avis pourront être très différents, selon les clients, les critiques, et les guides gastronomiques.
Quand les attentes pouvant servir à la construction du référent sont a priori discutables, la solution serait de les soumettre à un examen collectif, effectué par des représentants légitimes des personnes concernées par l’évaluation, pour parvenir à un référent partagé, c’est-à-dire construit en commun, et accepté par les acteurs.
Pour parvenir à un ensemble d’attentes ayant un maximum (ou, en tout cas, un minimum) de légitimité, il faudrait donc en débattre sereinement, en acceptant l’idée que personne n’est propriétaire de la seule et vraie grille d’appréciation. On pourra parler alors d’évaluation démocratique.
Un tel « débat » exige le respect de chacun de ceux qui y participent, les arguments d’autorité ne pouvant être de mise puisque, au fond, chacun peut être jugé expert pour ce qui relève de sa satisfaction personnelle.
Des jugements pas si transparents ?
Un tel travail de construction participative du référent constitue, il est vrai, un défi. Car il contraint à privilégier le dialogue, et à parier sur l’intelligence collective. On en est encore loin dans le domaine gastronomique.
Le domaine scolaire n’est pas davantage épargné, car les programmes ne dictent pas les attentes d’une façon univoque. La marge d’interprétation est grande. De nombreuses autres attentes se surajoutent à celles qui découlent directement des programmes. Et l’élève a ses propres attentes. Un effort de clarification sera toujours nécessaire.
Personne, fût-ce le Guide Michelin, ou le professeur agrégé, ne peut avancer que son point de vue est infaillible. Le point de vue des personnes évaluées n’est pas davantage supérieur aux autres. Mais celui qui est évalué à travers ses productions est en droit d’exiger la transparence sur la « cuisine » ayant produit le jugement qui le touche, surtout s’il l’accable. Le restaurateur a le droit de savoir « à quelle sauce » il a été mangé. L’élève aussi.
Ce que peuvent alors exiger les évalués est de trois ordres :
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la production de preuves de la réalité effective de l’évaluation (le critique a bien lu le livre ; des inspecteurs sont bien venus goûter les plats au restaurant)
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l’énonciation des « attendus » du jugements (quelles sont les raisons pour lesquelles la troisième étoile a été retirée ?), ce qui implique nécessairement le renvoi à un référent que l’on peut présenter, et défendre
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le droit d’être respecté dans son travail, et traité de façon honnête, et sérieuse.
Rapports de force
Si la liberté de « lecture » critique est inaliénable, cela ne signifie pas que l’évalué doive s’inscrire dans un rapport de soumission. Car l’évaluation est toujours un rapport de force. Des intentions, ou arrière-pensées, peuvent venir parasiter le jugement formulé par le critique, comme par l’enseignant-évaluateur.
La nouvelle direction du guide gastronomique n’avait-elle pas l’intention de faire des exemples, pour d’une part affirmer son autorité, et d’autre part montrer que personne ne pouvait (ou : ne pourra plus) se reposer sur une situation acquise ? N’est-ce pas ce qu’ont tendance à faire les professeurs de classes préparatoires, lors du premier devoir noté, pour remettre les élèves à leur place, quand bien même ils avaient eu jusqu’alors de très bons résultats ? Et leur faire prendre conscience de l’importance de l’effort à fournir ?
Plus qu’à dire la vérité sur un niveau de réussite, l’évaluation sert alors à envoyer un message, qui concerne le rapport entre l’évaluateur et les évalués. Ce qui est d’autant plus grave qu’il n’est pas possible d’échapper à l’évaluation.
Comme l’exprime un chef ayant vécu l’expérience d’une perte de troisième étoile, en refusant aux chefs sanctionnés le droit de ne plus être référencés dans le guide, Michelin dit aux restaurants : « Vous n’avez pas d’autre choix que de vivre sous la pression de notre guide ». Dans tout rapport de type évaluatif, la tentation d’abuser de son pouvoir est très forte.
En définitive, les problèmes auxquels un évaluateur doit faire face sont davantage d’ordre éthique que technique. Tous les évaluateurs devraient en avoir conscience, car on ne peut faire fi, dans son jugement, de la personne de l’auteur, du cinéaste, du restaurateur, de l’hôtelier ou de l’élève.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le21 janvier 2020
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L'auteur
Professeur honoraire (Sciences de l’éducation)
Université Grenoble Alpes