L'objet de mes recherches : Karine Bannelier-Christakis

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Karine Bannelier-Christakis est maître de conférences habilitée à diriger des recherches en droit international public à l’Université Grenoble Alpes. Elle conduit ses recherches au CESICE, le Centre d’études sur la sécurité internationale et les coopérations européennes.

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La boite à questions

Sur quelles questions juridiques porte l’article que vous avez publié récemment sur les interventions militaires contre l’Etat islamique en Irak, Syrie et Libye ?

Karine Bannelier-Christakis : L’objet de mon étude était de s’interroger sur les bases juridiques de ces interventions. Comment un Etat, comme la France ou les Etats-Unis, peut-il intervenir militairement pour bombarder des groupes terroristes situés sur le territoire d’un Etat tiers ? Le droit international repose en effet sur un socle fondamental qui est l’interdiction du recours à la force d’un Etat contre un autre Etat. La Charte des Nations Unies interdit aux Etats de recourir à la force dans les relations internationales mais prévoit deux exceptions : la légitime défense et l’autorisation du Conseil de sécurité. Ce dernier n’a toutefois pas donné mandat aux Etats de recourir à la force sur le territoire de l’Irak et de la Syrie. Les différents Etats qui interviennent militairement sur le territoire de ces deux pays pourraient-ils alors s’appuyer sur l’argument de la légitime défense ? Le problème est que, traditionnellement, on considère que la légitime défense ne peut être invoquée qu’en cas d’"agression armée" d’un Etat contre un autre Etat – et la jurisprudence de la Cour Internationale de Justice confirme cette approche. 
Or les groupes terroristes contre lesquels les interventions sont menées (surtout Daech et le Front Al-Nosra) sont des entités non étatiques et on ne peut certainement pas montrer qu’ils sont soutenus par la Syrie, la Libye ou l’Irak qui, bien au contraire, les combattent. Cette situation a ouvert un très grand débat au sein de la communauté scientifique sur la possibilité d’invoquer la légitime défense contre des acteurs non-étatiques pour intervenir sur le sol d’Etats tiers. Mais il existe pourtant une troisième voie juridique, qui n’est pas couverte par l’interdiction du recours à la force, c’est l’intervention sollicitée. Un Etat a parfaitement le droit de demander de l’aide à un autre Etat afin de combattre des groupes terroristes.

Ce que le Mali a fait en réclamant l’intervention française…

K. B.-C. Exactement. Dans ce cas, le gouvernement Malien, qui voyait certains groupes terroristes (dont surtout AQMI) avancer vers Bamako, a appelé la France au secours – ce que la France a fait de façon efficace en janvier 2013. Il y a certaines limites juridiques à l’intervention sollicitée – que j’analyse en détail dans mes travaux, mais la légalité d’une intervention militaire sollicitée ou consentie contre un groupe clairement reconnu comme "terroriste" sur le plan international (et surtout par l’ONU) ne fait aucun doute.

Ce qui est le cas en Syrie et en Irak avec l’Etat islamique…

 K. B.-C. En effet, tant l’Etat islamique / Daech que le Front Al-Nosra sont placés sur la liste de l’ONU des groupes terroristes. Concernant les interventions militaires contre Daech, la question qui se pose est donc celle de la sollicitation comme base légale éventuelle des interventions militaires. Ceci est le cas en Irak : son gouvernement a clairement consenti aux différentes interventions militaires étrangères contre les terroristes sur son territoire. En Syrie, en revanche, la situation est beaucoup plus compliquée. La Russie et l’Iran revendiquent un tel droit d’agir militairement en Syrie sur la base de l’invitation du gouvernement syrien – mais leurs actions soulèvent d’autres questions juridiques dans la mesure où ces pays sont accusés d’aller au-delà de la lutte contre le terrorisme et d’intervenir dans la guerre civile. En ce qui concerne les actions de la coalition menée par les Etats-Unis en Syrie (à laquelle la France participe) d’autres difficultés juridiques apparaissent. En effet, pendant un certain temps, la Syrie sans donner d’accord express aux interventions de cette coalition, semblait plutôt les approuver. Puis à la fin du mois de septembre 2015, la Syrie a très nettement déclaré son opposition aux frappes de la coalition américaine, tout en sollicitant expressément l’aide des russes et des iraniens…

Dans le cas de la Syrie, qui donne la sollicitation ? Le gouvernement de Bachar el-Assad ?

K. B.-C. Oui. Il est vrai que certains Etats, dont la France, ont reconnu les membres de la Coalition Nationale Syrienne (qui combat le régime de Bachar el-Assad) comme "les représentants légitimes du peuple syrien". Toutefois, en dépit de cette perte de légitimité, aux yeux d’une partie de la Communauté internationale, c’est le gouvernement de Bachar el-Assad qui continue à représenter la Syrie. C’est ainsi par exemple que les délégués accrédités par Damas sont ceux qui représentent la Syrie dans les grandes organisations internationales, notamment au sein de l’ONU.

Vous vous intéressez également à la régulation du cyberespace. Quels en sont les enjeux ?

K. B.-C. Le cyberespace est un espace en pleine expansion. Or, comme le souligne la Stratégie nationale pour la sécurité dans le numérique, si le développement de l’espace numérique peut être porteur de croissance et d’innovation, il est aussi un lieu de confrontation et de compétition entre les Etats et un nouvel espace pour le crime organisé, les activités criminelles, terroristes et malveillantes de toutes sortes (chantage, escroquerie, harcèlement, radicalisation via les réseaux sociaux, cyberattaques…). La grande question qui se pose est donc de savoir si les Etats doivent intervenir pour réguler l’espace numérique ou si au contraire, comme le voudraient certaines grandes compagnies, il faut laisser les acteurs privés libres d’agir. Une première étape a été franchie au sein des Nations Unies par le Groupe d’experts gouvernementaux en charge de cette question qui a affirmé l’application du droit international dans le cyberespace. Ceci dit, il faut maintenant voir dans quelle mesure les règles internationales que l’on a construites au 19e siècle et au 20e siècle, peuvent répondre aux enjeux particuliers du cyberespace. Il convient donc en quelque sorte de tester les grandes règles et principes internationaux pour déterminer s’ils apportent une réponse adéquate aux enjeux du cyberespace et/ou s’il est nécessaire de s’engager dans l’adoption de nouveaux instruments internationaux.

Qu’est-ce qu’une cyberattaque ?

K. B.-C. Un peu partout dans le monde, on assiste en effet à un nombre croissant de cyberattaques dirigées contre les entreprises, les services publics et les infrastructures vitales des pays. Ces attaques prennent différentes formes et servent différents objectifs : virus, vers, intrusions pour dérober des informations (personnelles, médicales, commerciales, économiques, scientifiques, stratégiques…), défigurations de sites internet ou encore attaques en déni de services qui visent par exemple à saturer un serveur en le submergeant de requêtes. Aujourd’hui les activités humaines sont extrêmement dépendantes du numérique qu’il s’agisse par exemple des transports, de l’énergie ou encore de la santé et certaines attaques informatiques peuvent avoir des conséquences très importantes pour les infrastructures visées. Or, les cyber-attaques ne sont pas seulement le fait des Etats. Les attaques informatiques proviennent le plus souvent d’acteurs privés (entreprises, groupes de hackers, particuliers…)  qui, depuis le territoire de certains Etats, conduisent des cyberattaques contre des cibles (publiques ou privées) situées sur le territoire d’autres Etats. Pour répondre à ce problème qui va croissant, ce que je développe dans mes travaux, c’est l’adaptation du principe de due diligence, au cyberespace. Le principe de due diligence est en effet un vieux principe du droit international qui découle de celui de la souveraineté et qui exige des Etats de faire en sorte que les activités conduites sur leurs territoires ne portent pas atteinte aux droits des autres Etats. J’essaie ainsi de développer le concept de cyberdiligence selon lequel les Etats devraient veiller à ce que leurs infrastructures ne soient pas utilisées pour lancer des cyber-attaques contre le territoire d’autres Etats. Evidemment, si on développe ce concept de cyberdiligence, il faut aussi trouver un équilibre entre sécurité et vie privée afin de ne pas glisser dans le monde orwellien de 1984. Les Etats pourraient en effet être tentés d’engager, sous prétexte des impératifs de lutte contre les cyber-attaques, une surveillance de masse de leurs citoyens, voire des citoyens du monde entier comme en témoignent les révélations de Snowden. Il est donc important que les européens puissent s’emparer de ces questions car nous avons une culture des Droits de l’Homme très forte grâce notamment à la Convention et la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui peut nous permettre de proposer une voie où la sécurité et le respect des droits de l’homme trouvent un équilibre. Tous ces enjeux sont particulièrement complexes et pour bien les appréhender l’approche multidisciplinaire est nécessaire, faute de quoi on risque de s’engager dans des règles juridiques déconnectées des enjeux scientifiques, techniques, sociaux, économiques…. C’est pourquoi nous avons créé AMNECYS (Alpine Multidisciplinary NEtwork on CYber Security studies) qui est un réseau multidisciplinaire regroupant des chercheurs de différentes disciplines comme le droit, l’économie, la science politique, l’informatique ou encore la cryptologie.
Publié le15 décembre 2016
Mis à jour le8 février 2017