Le CV anonyme, une bonne idée trop vite enterrée
Certaines informations contenues dans les CV sont donc des activateurs de stéréotypes avérés : ainsi les candidats en surpoids, les candidats d’origine étrangère ou résidant dans certaines communes, les candidats âgés, seraient moins contactés pour un entretien à qualifications égales.
Le CVA, chronique d’une mort annoncée…
Une étude française publiée en 2007 a par exemple montré qu’un candidat présentant un patronyme d’origine maghrébine devait envoyer 54 CV pour obtenir une réponse positive… contre 19 pour un CV identique mentionnant un patronyme français. Pour lutter contre ce comportement discriminatoire, parfois inconscient d’ailleurs, des recruteurs et qui conduisent à l’élimination du processus de sélection de catégories entières de candidats, plusieurs initiatives ont vu le jour.
En 2006, le CV anonyme (CVA), consistant à la suppression d’informations potentiellement supports de discriminations (le nom, la photographie, l’âge, l’adresse…) est devenu obligatoire dans les entreprises d’au moins 50 salariés. Cependant aucun décret précisant les modalités d’application n’a été promulgué pour rendre effective cette obligation.
Au final, en dépit de quelques exemples symboliques (l’assureur AXA, le Conseil Régional d’Aquitaine), l’APEC a évalué en 2013 à seulement 4 % le nombre d’entreprises françaises qui auraient eu recours au CVA. Les DRH français paraissent majoritairement sceptiques sur son efficacité.
Le coup fatal au CVA a été porté en 2016 par un rapport mettant en doute sa capacité à lutter contre les discriminations et dans la foulée, l’article de loi le rendant obligatoire a été abrogé… le rendant simplement facultatif.
… en dépit de premiers résultats encourageants
En France la seule étude consacrée au CVA présente des résultats plus que mitigés : il améliorerait les chances d’accès à l’emploi des candidats plus âgés ainsi que celles des femmes, mais les candidats d’origine étrangère ou issus de quartiers défavorisés verraient leur situation dégradée par la mise en œuvre du CVA. Ces conclusions avaient d’ailleurs fait l’objet de critiques : les CVA utilisés dans cette étude comportaient des points faibles pouvant expliquer que l’anonymisation les desserve, empêchant de relativiser certaines informations (davantage de « trous » dans les parcours professionnels, présence de fautes d’expression).
En revanche, d’autres études menées dans différents pays européens considèrent les résultats du CVA plutôt encourageants : il bénéficierait aux candidats d’origine étrangère ainsi qu’aux femmes.
La nécessité de relancer le débat
Avec un collègue [Alain Lacroux, enseignant chercheur au sein du Laboratoire IDP], nous avons souhaité questionner le comportement des recruteurs confrontés à des informations connues pour activer des comportements discriminatoires (une photographie et un nom présentant un candidat·e d’origine marocaine ; une photographie présentant un·e candidat·e en surpoids).
Dans la même étude, nous avons proposé ces mêmes candidatures anonymées (sans nom, photographie) pour mesurer l’efficacité du CVA en tant que neutralisateur de comportements discriminatoires.
Cette étude a été menée auprès de plus de 1 200 professionnels habitués à participer à des recrutements au sein de leur organisation. Il leur a été demandé d’évaluer puis de classer plusieurs candidatures : certains d’entre eux évaluaient des dossiers non anonymes et d’autres des dossiers identiques en tout point mais anonymés.
Une discrimination différenciée
Les résultats auxquels nous sommes parvenus sont pour le moins étonnants par rapport aux études précédentes : les recruteurs ont eu tendance à favoriser les candidatures d’origine maghrébine face aux candidatures françaises, toutes choses égales par ailleurs. Loin d’améliorer la situation des candidats d’origine marocaine, le CVA neutralise la discrimination positive dont profitent les candidats d’origine étrangère. Mais pourquoi ? Nous avançons trois pistes d’explication.
Nous avons invoqué les évolutions opérées au sein de la société sensibilisée aux campagnes médiatiques, mais également au sein des entreprises, de plus en plus impliquées dans des politiques de diversité ethnique (nombreuses sont celles ayant signé des « Chartes de la diversité » ou ayant conclu des accords promouvant cette diversité).
Ensuite, nous pensons que les CV que nous avons présentés aux recruteurs présentent des candidatures qualifiées, expérimentées et sans aucune affiliation ethnique (associative par exemple), connue pour générer un comportement de rejet de la part des recruteurs.
Et enfin, une autre piste d’explication est que les recruteurs sachant qu’ils participaient à une expérimentation se soient comportés sous un jour favorable en s’empêchant de discriminer les candidatures d’origine maghrébine. Ce biais, appelé „désirabilité sociale" est bien connu des psychologues.
En revanche, nous avons pu démontrer un comportement discriminatoire des recruteurs participant à notre expérience lorsqu’ils évaluaient des CV de candidat·e·s en surpoids. Et le CVA s’est d’ailleurs révélé efficace pour eux : il rétablit leurs chances d’accéder à un entretien.
Pourquoi cette différence ? Là encore, nous avançons des pistes d’explication : selon certains auteurs, le surpoids incomberait dans l’esprit des individus, et donc des recruteurs, au candidat, seul responsable de son apparence (contrairement à son origine).
De plus, la question du surpoids comme facteur illégal de discrimination n’a pas fait l’objet d’autant d’attention médiatique que la question de l’origine (d’ou une moindre désirabilité sociale pour les évaluateurs dans notre étude et un comportement par conséquent plus « naturel » de leur part, en d’autres termes plus spontané et non autocensuré).
Effacer pour mieux neutraliser
Ainsi notre étude, comme d’autres, plaide pour l’anonymisation des CV. Cette méthode est facile, peu coûteuse et efficace puisqu’il supprime clairement la discrimination fondée sur le surpoids.
Anonymiser le CV, notamment en ôtant notamment la photographie permettrait aux candidats les plus exposés aux discriminations de franchir l’étape la plus sélective du processus de sélection : la présélection des CV et de démontrer leurs aptitudes en entretien. Les recruteurs activeraient en effet moins de stéréotypes lors de cette étape en face à face que lors de l’examen.
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.
Mis à jour le20 novembre 2017
Vous aimerez peut-être aussi
- The Conversation : "Avec la guerre, changement d’ère dans la géopolitique du climat ?"
- The Conversation : "Dépenses, manque de transparence… pourquoi le recours aux cabinets de conseil est si impopulaire ?"
- The Conversation : "Et pourtant, on en parle… un peu plus. L’environnement dans la campagne présidentielle 2022"
- The Conversation : "L’empreinte carbone, un indicateur à utiliser avec discernement"
L'auteur
Christelle Martin Lacroux
Maître de conférences en sciences de gestion
Laboratoire CERAG
Université Grenoble Alpes