The Conversation : "Dépenses, manque de transparence… pourquoi le recours aux cabinets de conseil est si impopulaire ?"
Ce mécanisme contribue aussi à expliquer pourquoi les gouvernements ont beaucoup moins recours aux cabinets de conseil. Lorsqu’on est jugé par des électeurs, le fait d’avoir dépensé beaucoup d’argent public pour commander des rapports auprès de cabinets privés n’est pas, en cas d’échec, une circonstance atténuante. C’est plutôt généralement une circonstance aggravante, comme le montre le scandale actuel du « McKinsey Gate » qui vient de rebondir avec la décision du Parquet national financier d’ouvrir une enquête préliminaire.
D’ailleurs le gouvernement actuel ne s’en vante pas : il ne rend pas publics les rapports qu’il a commandés au cabinet privé, au point que, dans le rapport que le Sénat lui adresse, est mentionné le principe selon lequel « l’intervention des consultants doit rester discrète : lors de la crise sanitaire, McKinsey indique qu’il restera “behind the scene”, en accord avec le ministère. Le cabinet n’utilise pas son propre logo pour rédiger ses livrables mais celui de l’administration ».
Le recours aussi massif aux cabinets privés de consultants par notre gouvernement actuel pose donc une question. Pourquoi suscite-t-il la défiance ?
Économie et efficacité de l’État
La première raison pour expliquer l’impopularité de l’usage gouvernemental des cabinets privés est financière.
L’État français dépense presque 50 milliards d’euros dans la recherche publique. On peut s’attendre à ce prix qu’il dispose en interne des expertises nécessaires pour traiter les problèmes et justifier l’action publique.
Il dispose, en outre, de ressources supplémentaires, puisqu’il forme en interne une haute fonction publique, issue des grandes écoles comme l’ENA et dont la mission première est le conseil aux fonctions d’État. Par rapport à cette catégorie d’expertise, même l’expertise universitaire est traditionnellement marginale tout comme le recours à l’expertise privée.
Face à cette armée d’experts formés et employés sur fonds publics, un milliard d’euros supplémentaires dépensés en cabinets privés de conseil produisent deux types principaux de messages. Premièrement, cela signale potentiellement un gaspillage de ressources, puisque de nombreux experts sont disponibles et ne sont pas sollicités. On peut donc légitimement se demander à quoi ils servent. Deuxièmement, le choix de cabinets privés suggère qu’il y a un problème de compétence au sein de l’État. Sinon pourquoi nos fonctionnaires hautement qualifiés et dans l’ensemble coûteux ne sont pas utilisés pour fournir des avis sur la base de rapports et autres études ?
C’est en réponse à ces questions que le rapport du Sénat propose un plan de « réinternalisation » des activités de conseil. Cette internalisation est d’ailleurs le modèle privilégié dans les pays dits « frugaux » particulièrement attachés au contrôle des dépenses publiques. Prenons l’exemple représentant par excellence ce groupe d’états volontiers décrits comme radins : les Pays-Bas.
Pendant la crise sanitaire, l’essentiel des recommandations officielles au gouvernement a été le fait d’une équipe de gestion des épidémies (OMT pour outbreak management team) rassemblant exclusivement des employés de grands centres hospitaliers universitaires, de l’équivalent des agences régionales de santé ou d’unions syndicales de soignants spécialisés. Par ailleurs, lorsqu’il s’est agi d’étendre les recommandations au-delà du champ purement sanitaire, les Pays-Bas ont, une fois de plus, sollicité les universitaires via des appels à projets dédiés. Finalement, l’expertise sur la gestion de crise a été exclusivement le fait d’instituts publics.
Face à la crise sanitaire, la stratégie du gouvernement français a été bien plus dispendieuse. D’après le rapport du Sénat, le cabinet McKinsey est mandaté en novembre 2020 et pendant un an pour travailler sur la campagne vaccinale, pour un montant de plus de 12 millions d’euros. En tout, pas moins de 10 cabinets privés ont été mobilisés sur la gestion de la crise sanitaire, pour un budget global estimé à 33 millions.
Conflits d’intérêts
Un deuxième problème est lié aux potentiels conflits d’intérêts. Tout expert peut avoir des liens plus ou moins avoués avec des intérêts privés et étrangers qu’il favorise dans ses avis. Ce risque est particulièrement grand quand le recours à l’expertise est externalisé.
Une entreprise privée peut avoir des parts, des partenariats, ou des membres liés avec d’autres entreprises privées qu’elle pourrait favoriser lors de ses recommandations. L’État, lui, se doit d’être neutre et garant de la concurrence équitable entre entreprises. Sans une très forte transparence, les risques que ces recommandations ne remplissent pas le critère de neutralité sont très forts. Cela ne vaut pas seulement pendant l’activité de conseil en lui-même, mais pour la suite également. En effet, pour pouvoir bien conseiller, un consultant doit avoir accès à une série de données confidentielles qu’il pourra, par la suite, conserver et, potentiellement, mobiliser à l’avantage de ses clients.
Ces risques de conflits d’intérêts peuvent produire d’autant plus de soupçons que plusieurs organisations non gouvernementales travaillant pour la transparence dans la vie publique ont pointé lors de la campagne de 2017 un nombre de conflits d’intérêts anormalement élevé dans l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron.
C’est sur ce point que le rapport du Sénat porte la plus grande attention, en constatant que ces contrats de consultance ne sont pas associés à de bonnes pratiques telles l’obligation d’une déclaration d’intérêts aux consultants, exclure des marchés publics les cabinets qui n’ont pas respecté leurs obligations déontologiques ou encore prévoir la destruction systématique des données confiées aux cabinets de conseil à l’issue de leur mission, sous le contrôle de la CNIL.
Ces pratiques sont, pourtant, courantes dans d’autres pays. Pour reprendre la comparaison initiée plus haut, aux Pays-Bas, les déclarations d’intérêts de tous les membres de l’OMT conseillant le gouvernement sont publiques (voir l’onglet « Belangenverklaring » pour « déclarations d’intérêts ») tout comme leurs avis et les délibérations du cabinet en matière de gestion du Covid. Par ailleurs, l’ensemble des personnes universitaires est soumis au code de conduite néerlandais pour l’intégrité de la recherche. Un tel code n’existant pas en France, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur fait référence aux textes européens en la matière.
Clarté des objectifs
Aux messages d’inefficience et aux risques de conflits d’intérêts s’ajoutent, pour finir, des problèmes de clarté d’objectifs. Nos systèmes politiques reposent sur un principe idéal : si les partis au gouvernement souhaitent être réélus, ils doivent mener les meilleures politiques pour le pays.
En réalité, si ce principe est en partie correct, il existe beaucoup d’autres manières de se faire réélire au détriment de l’intérêt du pays, telle que la mise en place de réseaux clientélistes, l’obtention de financements pour les campagnes futures en échange d’avantages procurés sur fonds publics, la collecte d’informations sur les électeurs cachées aux concurrents, etc.
Pour cette raison, une certaine transparence est importante en politique. Elle permet d’assurer que la compétition entre les partis se fasse au bénéfice des électeurs, et non à leur désavantage.
Or, lorsque les expertises sont publiques, elles sont aussi plus facilement traçables par les partis concurrents, ce qui permet de s’assurer que l’intérêt du pays, et non uniquement l’intérêt du parti, a été visé. C’est dans le but de retrouver cette traçabilité que le Sénat recommande de « publier chaque année, en données ouvertes, la liste des prestations de conseil de l’État et de ses opérateurs ».
Cette thématique de l’accessibilité des données et les problèmes liés à son respect n’est pas nouvelle. Il y a en France, comme un peu partout dans le monde, un plan pour rendre les données scientifiques disponibles au public. Grâce à cette publicité, nous pouvons garantir qu’une partie, fût-elle le parti au gouvernement, ne peut en tirer meilleur profit qu’une autre partie.
Malgré ces précautions, certaines données importantes ne sont pas toutes disponibles. C’est le cas, par exemple, des enquêtes électorales françaises (EnEF) du CEVIPOF. Financées par le ministère de l’Intérieur, 25 000 répondants ont été interrogés 16 fois durant vingt mois avant la présidentielle de 2017, puis 16 000 actuellement. Compte tenu du fait que la plupart des enquêtes se contentent de 1 500 à 3 000 répondants faute de moyens, celles-ci représentent des mines d’or pour les partis qui voudraient faire campagne.
Pourtant, l’accès aux données de ces enquêtes est inaccessible, non seulement par le public, mais aussi par les chercheurs, échappant ainsi à la déontologie habituelle promouvant la science ouverte. De ce fait, seul le ministère de l’intérieur a un accès à ces données, ce qui confère au parti au gouvernement un avantage électoral considérable. Cet exemple illustre comment l’expertise externe commandée par le gouvernement pourrait ne bénéficier qu’à lui tant que les procédures restent opaques.
Contrairement aux entreprises, les gouvernements ne tirent pas beaucoup d’avantages politiques de l’utilisation de cabinets extérieurs. Ils paraissent ainsi inutilement dépensiers, empêtrés dans des conflits d’intérêts et visant leur avantage personnel. La question qui reste à éclaircir est donc : pourquoi, alors, ce recours massif ? C’est à cette question que nous attendons toujours une réponse.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le11 avril 2022
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Les auteurs
Professeur de sciences politiques, Sciences Po Grenoble, UMR Pacte
Université Grenoble Alpes (UGA)
Clara Egger
Assistant professor in Globalisation Studies and Humanitarian Action
University of Groningen